20/08/2015

Karen Millen : un arrêt fashion favorable aux titulaires de droits

Je vois double ! C'est grave, docteur ?!
Dunnes à gauche, Karen Millen à droite... (Source : independent.ie)
 
Rendu le 19 juin 2014 par la Cour de justice de l’Union européenne, l’arrêt préjudiciel Karen Millen est centré sur la fameuse exigence de caractère individuel (CJUE, 2e ch., 19 juin 2014, aff. C-345/13, Karen Millen Fashions Ltd c/ Dunnes Stores et a. - demande de décision préjudicielle de la Supreme Court [Irlande], Mme Silva de Lapuerta, prés.).
 
Il apporte d’utiles précisions sur cette condition : d’une part, le caractère individuel d’un dessin ou modèle ne peut être mis en cause par une combinaison d’éléments tirés de plusieurs dessins ou modèles antérieurs ; d’autre part, le caractère individuel d’un dessin ou modèle communautaire non enregistré (DMCNE) n’a pas à être prouvé par son titulaire. La protection des dessins et modèles en sort renforcée.

Karen Millen est une entreprise anglaise réputée, qui fabrique et vend des vêtements féminins. Elle agit en contrefaçon contre Dunnes, une importante chaîne de grands magasins irlandaise, notamment en raison de la copie d’un chemisier bleu rayé, le même en brun, ainsi qu’un haut noir en maille, tous trois créés et mis en vente en 2005. Deux ans plus tard, elle obtient gain de cause en première instance (Irish High Court of Justice, 21 déc. 2007, Karen Millen c/ Dunnes Stores, [2007] IEHC 449).  
 

Karen Millen à gauche, Dunnes à droite
L’entreprise copieuse reconnaît volontiers son forfait, mais elle estime que le modèle est libre de droits, car il ne possède pas un caractère individuel. Elle interjette alors appel devant la Supreme Court of Ireland, qui saisit la Cour de justice de l’Union européenne avec deux importantes questions préjudicielles. Pour répondre, les juges européens suivent les remarquables conclusions de l’avocat général Melchior Wathelet (CJUE, 2 avr. 2014, n° C-345/13), en deux points.
 
 
1. Le caractère individuel d’un dessin ou modèle ne peut être mis en cause par une combinaison d’éléments tirés de plusieurs dessins ou modèles antérieurs

Inopposabilité d’un patchwork d’éléments épars.- Le caractère individuel résulte de l’impression globale différente produite par le dessin ou modèle sur l’utilisateur averti. De plus, pour un DMCNE, cette impression globale doit être différente de celle produite par tout dessin ou modèle divulgué au public avant sa propre divulgation. Or, Dunnes s’appuie sur plusieurs modèles antérieurs, en tirant de chacun des éléments épars, puis en assemblant ces éléments afin de démontrer que cet amalgame produit une impression globale semblable… Interprétant l’article 6 du RDMC, la Cour de justice considère qu’un tel patchwork d’éléments épars est inopposable : « l’impression globale que ce dessin ou modèle produit sur l’utilisateur averti doit être différente de celle produite sur un tel utilisateur non pas par une combinaison d’éléments isolés, tirés de plusieurs dessins ou modèles antérieurs, mais par un ou plusieurs dessins ou modèles antérieurs, pris individuellement ».

Portée de l’arrêt.- La solution aura une grande portée, car elle vaudra aussi bien pour les modèles non enregistrés ici en cause, que pour les modèles enregistrés (le texte ne distinguant pas). Elle permettra de ne pas alourdir les conditions de la protection des dessins et modèles, qui sont déjà exigeantes, à bien y réfléchir, puisque la nouveauté n’est jamais suffisante. Mais surtout, elle sera particulièrement importante dans l’industrie de la mode, où les créations sont incrémentales et résultent souvent d’une évolution, d’une réinterprétation ou d’une combinaison nouvelle d’éléments anciens. La solution inverse aboutirait à laisser sans protection une grande partie des créations de mode !

2. Le caractère individuel d’un DMCNE n’a pas à être prouvé par son titulaire

Jeu de la présomption de validité.- Par ailleurs, la Cour de justice interprète l’article 85 du RDMC, qui pose une présomption simple de validité, et plus précisément son paragraphe 2, qui s’applique spécialement aux DMCNE. Il s’agit ici de savoir si le demandeur à l’action en contrefaçon doit prouver le caractère individuel du DMCNE invoqué ou s’il peut se contenter d’indiquer en quoi celui-ci présente un caractère individuel. La Cour de justice se prononce alors en faveur de la solution la plus souple pour le demandeur à l’action en contrefaçon : « le titulaire de ce dessin ou modèle n’est pas tenu de prouver que celui-ci présente un caractère individuel (…), mais doit uniquement indiquer en quoi ledit dessin ou modèle présente un tel caractère, c’est-à-dire identifier le ou les éléments du dessin ou modèle concerné qui, selon ce titulaire, lui confèrent ce caractère ».
 
Pour la Cour comme pour l’avocat général, une interprétation différente « ne serait pas conforme à l’objectif de simplicité et de rapidité ayant (….) justifié la protection du dessin ou modèle communautaire non enregistré ». Ce serait en effet infliger ici une charge de la preuve qui n’est pas imposée au titulaire d’un DMCE… alors que cette preuve est quasi impossible à apporter. Et puis s’il fallait tout prouver, ce ne serait plus une présomption !

Portée de l’arrêt.- Cette interprétation contribuera à rapprocher le régime des DMCNE et des dessins et modèles communautaires enregistrés (DMCE). Elle facilitera grandement l’accès à la protection pour les DMCNE et, sans doute, contribuera à accroître le contentieux. Pour l’industrie de la mode, elle sera particulièrement bienvenue, car les DMCNE y sont extrêmement nombreux (l’enregistrement n’est évidemment pas adapté aux produits dont le cycle de vie est très court, comme les produits de la mode). Au-delà, elle pourra même intéresser les titulaires d’un DMCE, puisqu’il deviendra encore plus intéressant d’invoquer un DMCNE… même si on a un DMCE. À condition d’être dans les délais (trois ans), cela permet d’échapper à la rigidité du modèle enregistré. Un arrêt fashion qui va (re)lancer la mode des DMCNE ! Le contentieux aujourd’hui clairsemé pourrait bien s’amplifier.
À lire en intégralité à la revue Propriété industrielle !
 
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