20/10/2016

Isabel Marant c/ Mango : contrefaçon de droit d’auteur et de modèle communautaire de bottines

Les bottines Scarlet d’Isabel Marant à gauche
et celles commercialisées par Mango à droite
La célèbre chaîne catalane Mango est condamnée pour avoir copié un modèle de bottines de la créatrice de mode Isabel Marant. Le 25 mars 2016, le tribunal de grande instance de Paris a d’abord constaté l’originalité de cette chaussure pour lui accorder protection sur le terrain du droit d’auteur. Il a ensuite affirmé son caractère individuel pour valider le modèle communautaire, en rappelant l’inopposabilité d’une combinaison d’éléments épars (c’est la reprise de la fameuse jurisprudence Karen Millen). Il y a donc bien contrefaçon de droit d’auteur et de modèle communautaire et le préjudice sera réparé par l’allocation de 30 000 € de dommages et intérêts. Je regrette toutefois que la décision pèche par une motivation que l’on pourrait juger un peu trop évasive…


TGI Paris, 3e ch., 3e sect., 25 mars 2016, Isabel Marant et a. c/ Mango France et a.)

Savez-vous quel est le produit le plus contrefait dans le monde ? Les chaussures, semble-t-il ! (selon une étude menée conjointement par l’OCDE et l’EUIPO : « Trade in Counterfeit and Pirated Goods. Mapping the Economic Impact », publiée le 18 avril 2016). C’est donc dans un contexte tendu qu’Isabel Marant poursuivait Mango pour la commercialisation de bottines présumées contrefaisantes. Ce n’est pas le premier procès de la créatrice de mode… qui ne se laisse pas marcher sur les pieds !

Le 25 mars 2016, le tribunal de grande instance de Paris fait droit à Isabel Marant et condamne la chaîne catalane de prêt-à-porter pour contrefaçon de modèle communautaire et de droit d’auteur. Verdict : 30 000 € de dommages et intérêts, mesures d’interdiction et publication judiciaire. Regrets : la décision pèche par une motivation que l’on pourrait juger un peu trop évasive.

1. Protection au titre du droit d’auteur et du droit des dessins et modèles communautaires

Protection au titre du droit d’auteur en raison de l’originalité des chaussures Scarlet. Le tribunal constate tout d’abord l’originalité de la chaussure Scarlet. Certes, admet le juge, la forme même de la bottine à talon compensé à assise étroite évasée vers l’avant « préexistait », de même que le recours à des textures bi-matières pour ce type de chaussures. Mais « il n’existe pas de type de chaussure présentant une combinaison de tous ces éléments connus ». Autrement dit, l’originalité résulte de cet amalgame d’éléments connus, « qui résulte des choix de la créatrice ». Le tribunal ajoute que les bottines Scarlet ont une « physionomie propre qu’on ne retrouve dans aucune des antériorités produites, de sorte que cette chaussure porte l’empreinte de la personnalité ».

Cette motivation me semble assez faible. D’une part, car elle flirte avec la condition de nouveauté, qui ne devrait rien avoir à faire ici. D’autre part, parce qu’elle reste somme toute superficielle, ce qui étonne à l’heure où l’originalité redevient un vrai critère discriminant dans les œuvres (L. Marino, L’œuvre de l’esprit : l’originalité, critère discriminant ?, in L’œuvre de l’esprit en question(s) : un exercice de qualification, dir. A. Bensamoun, F. Labarthe et A. Tricoire, Mare & Martin, coll. Droit privé, 2015, p. 105). Nous sommes en effet entrés dans une période d’appréciation plus exigeante de l’originalité pour les créations industrielles, ces objets au croisement de l’art et de l’industrie (bijoux, meubles, objets décoratifs…). Il en va de même pour les photographies, les œuvres écrites utilitaires ou documentaires, les œuvres d’architecture, les titres d’œuvres…

Protection au titre du droit des dessins et modèles communautaires, en raison de la nouveauté et du caractère individuel des chaussures Scarlet. Le tribunal analyse ensuite la protection au titre du droit des dessins et modèles communautaires. La nouveauté du modèle enregistré par Isabel Marant n’étant pas contestée, le juge se concentre sur la seconde condition nécessaire, celle du caractère individuel (règlement n° 6/2002 du 12 décembre 2001 sur les dessins ou modèles communautaires, art. 6 et 10).

Là encore, la motivation me laisse perplexe, car le tribunal s’appuie sur sa démonstration en droit d’auteur pour en déduire le caractère individuel des chaussures Scarlet : « ainsi qu’il vient d’être dit [nous soulignons] aucun des modèles avec une date d’antériorité suffisamment certaine versés aux débats ne produit sur l’utilisateur averti qui en l’espèce se trouve être une consommatrice habituelle de chaussure à la mode, la même impression visuelle d’ensemble que le modèle Scarlet, soit que les modèles opposés ne présentent pas la finesse de ligne de la pointe de la chaussure et du talon compensé (Bottine compensée MAJE pièce Mango 2, modèle ASH pièce Mango n° 38, modèle mis en vente sur le site www.viveles rondes.com pièce Mango n° 39) soit qu’ils ne présentent pas de composition bi-matières, ni de système d’attache à large bride sans boucle centrale de réglage (modèle Barbara Bui pièce Mango n° 37) ». C’est succinct. Et comme les modèles cités ne sont pas reproduits dans la décision, il est malheureusement difficile de se faire une idée ! Mais le modèle communautaire de la bottine Scarlet est donc validé.

Le modèle communautaire de la bottine Scarlet
Motivation trop brève ?. Évidemment, c’est de la comparaison que naît ma critique sur la motivation… Notamment, la motivation des arrêts rendus par le tribunal de l’Union européenne ou par la Cour de justice de l’Union européenne est bien plus précise (V., par exemple, spécialement au sujet de la condition de caractère individuel : Trib UE, 10 sept. 2015, T-525/13 et T-526/13, H&M Hennes & Mauritz c/ OHMI et Yves Saint Laurent [Sacs à main] : Propr. industr. 2016, comm. 22, note L. Marino ; Trib UE, 5e ch., 21 mai 2015, aff. jointes T‑22/13 et T‑23/13, Senz Technologies BV c/ OHMI et Impliva BV [parapluies] : Propr. industr. 2015, comm. 54, note L. Marino ; CJUE, 2e ch., 19 juin 2014, aff. C-345/13, Karen Millen Fashions Ltd c/ Dunnes Stores et a.) : Propr. industr. 2015, comm. 38, note L. Marino). La motivation de certains juges nationaux voisins l’est également (je pense en particulier aux décisions anglaises, par exemple : United Kingdom Supreme Court, 9 mars 2016, Magmatic Ltd c/ PMS International Ltd : [2016] UKSC 12 : Propr. industr. 2016, comm. 38, note L. Marino). Or les enjeux de la motivation sont essentiels : « le droit à la motivation (…), ce n’est pas seulement le droit de savoir, c’est aussi l’amorce du droit de contester » (M. Grimaldi, in La Motivation, travaux de l’association Henri Capitant, LGDJ, 2000, p. 2).

Inopposabilité d’une combinaison d’éléments épars. Même s’il ne le dit pas, le tribunal tire visiblement parti de l’arrêt Karen Millen, très favorable aux titulaires de droits (CJUE, 2e ch., 19 juin 2014, aff. C-345/13, préc.)… Dans cette décision, la Cour de justice de l’Union européenne précise que l’appréciation du caractère individuel d’un modèle « doit s’effectuer par rapport à un ou plusieurs dessins ou modèles précis, individualisés, déterminés et identifiés parmi l’ensemble des dessins ou modèles divulgués au public antérieurement ». Par suite, un patchwork d’éléments épars est inopposable : « l’impression globale que ce dessin ou modèle produit sur l’utilisateur averti doit être différente de celle produite sur un tel utilisateur non pas par une combinaison d’éléments isolés, tirés de plusieurs dessins ou modèles antérieurs, mais par un ou plusieurs dessins ou modèles antérieurs, pris individuellement ». Selon la jurisprudence Karen Millen, le caractère individuel d’un dessin ou modèle ne peut donc être mis en cause par une combinaison d’éléments tirés de plusieurs dessins ou modèles antérieurs. Cette interprétation conforte les précédents que l’on peut trouver dans les décisions nationales. En France, la cour d’appel de Paris avait déjà exclu la comparaison avec un amalgame d’éléments provenant de plusieurs modèles (CA Paris, P. 5, 2e ch., 18 juin 2011, n° 10/14 251, Sté Ragg All SPA et a. c/ SA Bricorama et a. : Propr. industr. 2012, comm. 27, note approb. J.-P. Gasnier). Bien sûr, cette solution est particulièrement utile à l’industrie de la mode, où les créations sont incrémentales et résultent souvent d’une évolution, d’une réinterprétation ou d’une combinaison nouvelle d’éléments anciens. La solution inverse aboutirait à laisser sans protection une grande partie des créations de mode !

Le tribunal le rappelle donc ici à juste titre et clairement : « l’absence de caractère individuel ne peut se déduire d’une impression d’ensemble similaire produite par des éléments d’une combinaison, tirés de diverses antériorités et réunis de manière artificielle pour les besoins de la démonstration mais doit s’apprécier par rapport à des antériorités prises chacune dans leur ensemble ».

2. Évaluation du préjudice

Préjudice moral et préjudice patrimonial. Pour finir, le tribunal octroie 30 000 € à Isabel Marant en réparation de son préjudice.

La créatrice réclamait d’abord 40 000 € pour son préjudice moral, en raison de l’atteinte à son droit de paternité et de la dénaturation par affadissement de sa création (droit d’auteur). Elle obtient 10 000 € sur ce fondement.

Isabel Marant évaluait ensuite son préjudice patrimonial à 350 000 € (droit d’auteur et de modèle communautaire). Le tribunal revoit cette estimation à la baisse en s’appuyant sur le nombre d’exemplaires vendus par Mango, qui a réalisé un chiffre d’affaires de 37 800 € (seules les ventes en France sont prises en compte, car le procès est national… alors même que les bottines ont sans doute été vendues dans de nombreux pays). Quel est le taux de marge ? 30 %, répond Mango, de sorte que le bénéfice serait de 11 340 €. Mais le tribunal relève qu’aucune pièce n’est produite au soutien de cette affirmation. Deux éléments seront alors déterminants : primo, Mango a « économisé le coût de la conception de ce modèle » ; secundo, « les dommages et intérêts en matière de contrefaçon doivent réparer le préjudice tout en présentant une portée dissuasive ». Tout cela est conforme à la loi du 29 octobre 2007 (qui a introduit l’art. L. 521-7 du CPI, applicable en l’espèce dans sa version antérieure à la loi du 11 mars 2014). Avec ce texte de transposition de l’audacieuse directive du 29 avril 2004, le législateur a créé un régime sui generis de la réparation de la contrefaçon, allant au-delà de la seule indemnisation pour s’approcher, sans toutefois la consacrer, de la logique des dommages et intérêts punitifs. En conséquence, le juge accorde 20 000 € pour le préjudice patrimonial. Mais comme il n’y a pas d’explication sur la ventilation de la réparation (combien pour les bénéfices, combien pour les économies réalisées ?), j’avoue ne pas bien comprendre comment le tribunal arrive à ce montant… et je me demande si cette somme est dissuasive. Mango ne s’est pas vraiment fait botter le train !



À lire à la revue Propriété industrielle !


Référence : Isabel Marant c/ Mango : contrefaçon de droit d’auteur et de modèle communautaire de bottines (note sous TGI Paris, 3e ch., 3e sect., 25 mars 2016, Isabel Marant et a. c/ Mango France et a.) : Propriété industrielle n° 6, juin 2016, comm. 46, note Laure MARINO.

☛ Voir les autres notes de jurisprudence parues dans la rubrique "Dessins et modèles" de la revue Propriété industrielle :


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