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23/03/2016

Chronique de jurisprudence de droit de la propriété intellectuelle (septembre à décembre 2015)

Dessin Julien Couty : l'INPI contre les vautours (Télérama)
Voici quelques coups de projecteur sur la jurisprudence française et européenne en la matière, pour éclairer la période de quatre mois allant de septembre à décembre 2015. Et une décision venue d’ailleurs s’y ajoute : aux États-Unis, la spectaculaire affaire Google Books se poursuit devant la Court of Appeals for the Federal Circuit avec une victoire pour la bibliothèque numérique géante de Google.

I. Propriété littéraire et artistique

Arrêt SBS Belgium c/ SABAM : l’effet de la révolution numérique sur la « communication au public » (note sous CJUE, 19 nov. 2015, n° C-325/14, SBS Belgium NV c/ SABAM [Belgische Vereniging van Auteurs, Componisten en Uitgevers], M. Malenovský, prés.)
Dans l’arrêt SBS Belgium c/ SABAM rendu le 19 novembre 2015, la Cour de justice de l’Union européenne plonge au cœur de la télévision numérique. Elle analyse en effet la nouvelle technique de « l’injection directe » pour mieux la confronter à la notion de communication au public au sens de l’article 3 de la directive n° 2001/29 « société de l’information » du 22 mai 2001. « L’injection directe » est un processus en deux temps dans le cadre duquel un diffuseur (ici, un diffuseur télé) transmet ses signaux porteurs de programmes à ses distributeurs par une ligne point à point privée. Ces signaux sont ensuite transmis par les distributeurs à leurs abonnés. Pour la Cour de justice, la transmission de signaux non accessibles au public n’est pas un acte de communication au public. Par conséquent, un diffuseur qui diffuse ses programmes par la technique de « l’injection directe » n’effectue aucun acte de communication au public au sens de l’article 3.
Exploitation des archives audiovisuelles : l’INA bouscule les droits des artistes-interprètes (note sous Cass. 1re civ., 14 oct. 2015, n° 14-19917, INA [Institut national de l’audiovisuel] c/ MM. C. et S., FS–PBI - cassation partielle CA Paris, P. 5, ch. 1, 11 juin 2014, Mme Batut, prés. ; SCP Hémery et Thomas-Raquin, av.)
L’INA (Institut national de l’audiovisuel) a pour mission de conserver et d’exploiter les archives audiovisuelles nationales, et bénéficie à ce titre d’un régime dérogatoire. La première chambre civile de la Cour de cassation se prononce sur ce régime dérogatoire dans un important arrêt rendu le 14 octobre 2015. Et elle décide que l’Institut peut exploiter ces archives audiovisuelles sans avoir à apporter la preuve que l’artiste-interprète a autorisé la première exploitation de sa prestation. L’INA marque ici un point au détriment des droits des artistes-interprètes.
II. Brevets  
• Quelques jours supplémentaires gagnés pour les certificats complémentaires de protection ! (note sous CJUE, 6 oct. 2015, n° C-471/14, Seattle Genetics Inc. c/ Österreichisches Patentamt, M. Caoimh, prés.)
Dans son arrêt Seattle Genetics rendu le 6 octobre 2015, la Cour de justice de l’Union européenne clarifie et harmonise la computation du délai des certificats complémentaires de protection. La date à prendre en compte est celle de la notification de la décision octroyant l’autorisation de mise sur le marché. Cela permet au laboratoire pharmaceutique demandeur de gagner quelques jours !
III. Marques, dessins et modèles
• Non, « Pray for Paris » et « Je suis Paris » ne seront pas des marques ! (note sous INPI, communiqué de presse, 20 nov.2015)
Le 13 janvier 2015, l’INPI annonçait avoir refusé d’enregistrer une cinquantaine de demandes pour la marque « Je suis Charlie ». L’Institut se fondait sur leur défaut de distinctivité.
Le 20 novembre 2015, l’INPI annonce de même avoir repoussé plus d’une dizaine de demandes pour les marques « Pray for Paris » et « Je suis Paris ». Mais cette fois, l’Institut opte pour un autre fondement : « elles apparaissent contraires à l’ordre public ». Cette approche révisée possède une véritable charge morale. Elle me paraît très opportune.
•  Marque tridimensionnelle : la CJUE ravive l’espoir pour la barre Kit Kat (note sous CJUE, 16 sept. 2015, n° C-215/14, Sté des Produits Nestlé SA c/ Cadbury UK Ltd, M. Tizzano, prés.)
Avec l’arrêt Kit Kat du 16 septembre 2015, la Cour de justice de l’Union européenne apporte une pierre supplémentaire à l’édifice de plus en plus impressionnant du droit des marques tridimensionnelles. La décision est importante, tant sur la question de la preuve de l’acquisition du caractère distinctif que sur celle des motifs de refus d’enregistrement d’une marque pour un signe « nécessaire ». Elle est également porteuse d’espoir pour l’enregistrement en tant que marque de la forme nue de la barre chocolatée Kit Kat (sans indication des termes « Kit Kat »). 
•  H&M c/ Yves Saint Laurent : la bonne méthode à suivre pour apprécier la condition de caractère individuel en droit des dessins et modèles communautaires (note sous Trib. UE, 10 sept. 2015, n° T-525/13 et T-526/13, H&M Hennes & Mauritz c/ OHMI et Yves Saint Laurent [Sacs à main], M. Frimodt Nielsen, prés.)
S’ajoutant à la nouveauté, le caractère individuel est la seconde condition d’obtention de la protection par le droit des dessins et modèles, et c’est aussi la plus mystérieuse. On sait que ce caractère individuel résulte de l’impression globale différente produite par le dessin ou modèle sur l’utilisateur averti. La décision H&M c/ Yves Saint Laurent rendu le 10 septembre 2015 par le tribunal de l’Union européenne apporte d’utiles éclaircissements sur la méthode à suivre pour apprécier cette condition délicate. Il confirme la méthode classique de l’examen en quatre étapes et précise l’incidence du degré de liberté du créateur, tout en insistant sur l’importance de l’impression globale. Au final, le modèle de sac à main d’Yves Saint Laurent contesté par H&M n’est pas invalidé.
Modèle d'YSL
Modèle antérieur d'H&M
     
✐ L’affaire est clôturée. H&M n’a pas formé de pourvoi devant la Cour de justice de l’Union européenne.

IV. Internet (questions transversales)
•  Référencement naturel sur Internet : attention à la contrefaçon de marque ! (note sous Cass. com., 29 sept. 2015, n° 14-14572, M. X c/ M. Y et a., D - cassation partielle CA Paris, 27 nov. 2013, Mme Mouillard, prés. ; Mes Bertrand et Haas, av.)
Dans un arrêt du 29 septembre 2015, la chambre commerciale de la Cour de cassation condamne Biofficine, cybervendeur de compléments alimentaires, pour contrefaçon de marque en raison d’un risque de confusion sur l’origine des produits en cause. Le risque de confusion est le risque que le public puisse croire que les produits en cause proviennent d’entreprises liées économiquement. Ce risque résulte ici de l’apparition des sites du cybervendeur, en première position, dans les résultats naturels proposés par le moteur de recherche Google, lors de recherches effectuées par des mots-clés comportant la marque d’un producteur de compléments alimentaires. Le référencement naturel sur Internet constitue donc ici un acte de contrefaçon. La solution est sévère !
 V. Dans le monde  
•  États-Unis : Google Books sauvé par le fair use (note sous US Court of Appeals for the Second Circuit, 16 oct. 2015, n° 13-4829-cv, The Authors Guild et a. c/ Google Inc., Leval, Cabranes, Parker, juges)
Outre-Atlantique, la spectaculaire affaire Google Books se poursuit avec une victoire pour la bibliothèque numérique géante de Google. Le 16 octobre 2015, la Court of Appeals for the Second Circuit a en effet confirmé le jugement de fond de 2013. Ainsi, aux États-Unis, la numérisation par Google d’œuvres protégées par le copyright, sans autorisation des ayants droit, ainsi que la création d’une fonction de recherche et l’affichage d’extraits de ces œuvres (snippets) sont couverts par le fair use. Ce ne sont donc pas des usages contrefaisants.

✐ Le 31 décembre 2015, l’Authors Guild a déposé une requête devant la Cour suprême des États-Unis. L’affaire va donc peut-être se poursuivre.
À lire en intégralité à la Gazette du Palais ! 
Références : Laure Marino, "Chronique de jurisprudence de droit de la propriété intellectuelle", Gazette du Palais, 9 février 2016, n° 6, p. 31 et s.


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23/07/2015

Chronique de jurisprudence de droit de la propriété intellectuelle (janvier à avril 2015)

Voici quelques « coups de projecteur » sur la jurisprudence française et européenne en la matière, pour éclairer la période de quatre mois allant de janvier à avril 2015. Jurisprudence surtout européenne au demeurant, signe des temps... Une décision venue d’ailleurs s’y ajoute : la High Court of England and Wales s’intéresse au site pirate PopCorn Time et ordonne son blocage avec une riche motivation.
 

I. Propriété littéraire et artistique

 
Arrêt Christie’s France : la CJUE donne suite au transfert contractuel du droit de suite ! (note sous CJUE, 4e ch., 26 févr.2015, n° C-41/14, Christie’s France SNC c/ Syndicat national des antiquaires, demande de décision préjudicielle de la Cour de cassation, France, M. Bay Larsen, prés.)
Selon la Cour de justice de l’Union européenne, l’article 1er, paragraphe 4,de la directive n° 2001/84/CE du 27 septembre 2001 sur le droit de suite ne s’oppose pas au transfert contractuel de la charge du paiement du droit de suite sur l’acheteur. Les juges européens volent ainsi au secours de la liberté contractuelle, en se montrant favorables à la contractualisation.
✐ Breaking news ! Sans surprise et par suite, la première chambre civile de la Cour de cassation vient d’en tirer les leçons (Cass. 1re civ., 3 juin 2015, n° 13-12675). Elle a cassé l’arrêt rendu par la cour d’appel de Paris et a renvoyé l’affaire devant la cour d’appel de Versailles.

II. Brevets 


Salade de tomate et brocoli : un produit obtenu par un procédé essentiellement biologique est brevetable (note sous OEB, gde ch. de recours, 25 mars 2015, n° G 0002/13 [Tomate II], Syngenta ParticipationsAG et a. c/ Plant Bioscience Limited, et n° G 0002/12 [Brocoli II] État d’Israël et a. c/ Unilever, M. van der Eijk, prés, décisions en anglais)
Il y a cinq ans, dans les décisions Tomate I et Brocoli I, la grande chambre de recours de l’Office européen des brevets avait jugé que deux procédés d’obtention d’une tomate et d’un brocoli ne sont pas brevetables, car « essentiellement biologiques ». Dans les décisions Tomate II et Brocoli II, elle précise aujourd’hui que les produits issus de tels procédés sont brevetables.
 

III. Marques, dessins et modèles


La marque Vente-privee.com est validée en appel (note sous CA Paris, P. 5, 1re ch., 31 mars 2015, n° 13/23127,SAS Vente-privee.com c/ SARL Showroomprive.com, M. Rajbaut, prés.)
À la demande de la société Showroomprive.com, le tribunal de grande instance de Paris avait annulé l’enregistrement de la marque verbale française Vente-privee.com pour défaut de distinctivité. La cour d’appel infirme, en jugeant que cette marque a acquis un caractère distinctif par l’usage. En revanche, elle confirme que la marque était bien dépourvue de caractère distinctif au moment de son dépôt « compte tenu de son caractère usuel et descriptif ». Mais en motivant ainsi, le juge français ignore la conception européenne de la distinctivité qui s’impose aujourd’hui dans notre ordre juridique national.
✐ La société Showroomprivé a annoncé qu’elle allait se pourvoir en cassation.
 

IV. Internet (questions transversales)

 
Arrêt Hejduk : le critère de l’accessibilité du site détermine le juge compétent au cas de cyber-atteinte au droit d’auteur (note sous CJUE, 4e ch., 22 janv. 2015, n° C-441/13, Pez Hejduk c/ EnergieAgentur.NRW GmbH, demande de décision préjudicielle du Handelsgericht Wien, Autriche, M. Bay Larsen, prés.)
Dans cet important arrêt Hejduk du 22 janvier 2015, la Cour de justice de l’Union européenne renforce l’édifice bâti par l’arrêt Pinckney en 2013. En effet, les juges européens retiennent à nouveau le critère de l’accessibilité du site en cas de cyber-atteinte au droit d’auteur. Dès lors, la juridiction d’un État membre de l’Union européenne est compétente pour connaître d’une action en réparation d’une atteinte portée aux droits patrimoniaux d’un auteur dès lors que cette atteinte se réalise par la mise en ligne des œuvres sur un site internet accessible dans le ressort de cette juridiction. Cette juridiction statue toutefois dans la limite du seul dommage causé sur le territoire de cet État membre. Ainsi, tandis que l’arrêt Pinckney ciblait sa réponse sur l’hypothèse de la vente de supports matériels, l’arrêt Hejduk transpose le raisonnement aux cas de mise en ligne de fichiers numériques.
Injonction de blocage pour le site pirate T411 : t411.me est mort, vive t411.io ! (note sous TGI TGI Paris, 3e ch., 1re sect., 2 avr. 2015, n° 14/08177, Société civile des producteurs phonographiques (SCPP) c/ Sté Orange et a., Mme Courboulay, prés.)
Le 2 avril 2015, par une décision soignée, le tribunal de grande instance de Paris ordonne aux principaux fournisseurs d’accès à internet français le blocage du site illicite T411 pour une durée de douze mois, aux frais de la SCPP et en leur laissant la liberté de prendre toutes mesures propres à empêcher leur accès à partir du territoire français. C’est la même solution, la même motivation… et cela conduit sans doute à la même inefficacité que dans les précédentes affaires Allostreaming et The Pirate Bay.
✐ Nous ignorons si la SCPP a interjeté appel.
 

V. Dans le monde

 
Royaume-Uni : clap de fin pour le site pirate PopCorn Time ? Pas sûr ! (note sous High Court of Justice, England and Wales [Haute Cour de justice d’Angleterre et du pays de Galles], 28 avr. 2015, n° [2015] EWHC 1082 (Ch), 20th Century Fox and Others c/ Sky UK and Others, M. Justice Birss, décision en anglais)
Le 28 avril 2015, la High Court of Justice of England and Wales a ordonné aux cinq principaux fournisseurs d’accès à internet anglais de bloquer les cinq sites PopCorn Time. La décision anglaise est riche et passionnante, mais il n’est pas sûr que la sanction soit efficace.
✐ Nous ne savons pas si un appel a été interjeté.
 
À lire en intégralité à la Gazette du Palais ! 
 
La salade Tomate II et Brocoli II ne met pas tout le monde en appétit !
(source : ladb.ch => Coalition « Pas de brevet sur les semences » à Munich, le 27 octobre 2014)


 
Références : Laure Marino, "Chronique de jurisprudence de droit de la propriété intellectuelle", Gazette du Palais, 16 juillet 2015, n° 197, p. 16 et s.


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11/07/2015

Chronique de jurisprudence de droit de la propriété intellectuelle (septembre à décembre 2014)

Je suis heureuse d'être de retour ici après quelques mois d'arrêt lié à un petit accident ! Je compte bien rattraper mon retard :-) et je vous présente pour commencer ma chronique de printemps parue à la Gazette du Palais.

Voici donc quelques « coups de projecteur » sur la jurisprudence française et européenne en droit de la propriété intellectuelle, pour éclairer la période de quatre mois allant de septembre à décembre 2014. Jurisprudence surtout européenne d’ailleurs, signe des temps... Une décision venue d’ailleurs s’y ajoute : dans le décor des Google AdWords, la saga Interflora Inc. c/ Marks & Spencer déroule son intrigue à la cour d’appel d’Angleterre et du pays de Galles.
 

I. Propriété littéraire et artistique


Bob et Bobette au pays de la parodie (note sous CJUE, gr. ch., 3 sept. 2014, n° C-201/13, Johan D. et Vrijheidsfonds VZW c/ Helena V. et a. : demande de décision préjudicielle du hof van beroep te Brussel, Belgique, M. Skouris, prés.)
On peut se réjouir que la Cour de justice consacre la parodie comme « notion autonome » du droit de l’Union et en définisse largement les contours : la parodie évoque une œuvre existante (tout en présentant des différences perceptibles) et constitue une manifestation d’humour ou une raillerie. Mais la Cour ajoute que l’application de l’exception de parodie doit respecter un « juste équilibre » entre les intérêts des auteurs et la liberté d’expression… et cela pose question.

La couverture originale de Bob et Bobette
La parodie en cause
 

Numérisation par les bibliothèques : l’écran gagne une bataille sur le papier (note sous CJUE, 4e ch., 11 sept. 2014, n° C-117/13, Technische Universität Darmstadt c/ Eugen Ulmer KG, demande de décision préjudicielle du Bundesgerichtshof, Allemagne, M. Bay Larsen, prés.)
Dans l’arrêt Darmstadt, la Cour de justice de l’Union européenne se prononce sur la question de la numérisation des livres, via l’exception de mise à disposition accordée aux bibliothèques. Consacrant un « droit accessoire de numérisation », elle décide qu’un État membre peut accorder « aux bibliothèques accessibles au public (…) le droit de numériser les œuvres faisant partie de leurs collections, si cet acte de reproduction est nécessaire, aux fins de la mise à la disposition des usagers de ces œuvres, au moyen de terminaux spécialisés, dans les locaux de ces établissements ».
 

II. Brevets


Brevets biotechnologiques : l’exercice de définition de l’embryon humain se poursuit avec l’arrêt ISCO (note sous CJUE, gr. ch., 18 déc. 2014, n° C-364/13, International Stem Cell Corporation [ISCO] c/ Comptroller General of Patents, demande de décision préjudicielle de la High Court of Justice of England and Wales [EWHC], Chancery Division [Patents Court], Royaume-Uni, M. Skouris, prés.)
Dans l’arrêt ISCO rendu en grande chambre le 17 juillet 2014, la Cour de justice de l’Union européenne poursuit son exercice de définition de l’embryon humain au sens de la directive n° 98/44/CE, en se plaçant dans la lignée de l’arrêt Brüstle. Elle en reprend le critère décisif, à savoir la capacité à se développer pour devenir un être complet. Et elle conclut donc qu’un ovule humain non fécondé qui, par voie de parthénogenèse, a été induit à se diviser et à se développer ne constitue pas un « embryon humain » si, à la lumière des connaissances actuelles de la science, il ne dispose pas, en tant que tel, de la capacité intrinsèque de se développer en un être humain. Dès lors, la technologie à l’origine de l’affaire pourrait être brevetable.

Sur cette affaire, voir aussi Brevets biotechnologiques : l’affaire ISC permet de préciser la définition de l’embryon humain (commentaire des conclusions de l'avocat général)
 

III. Marques, dessins et modèles


Ballon d’or c/ Golden Balls : c’est de la balle pour les marques renommées ! (note sous CJUE, 8e ch., 20 nov. 2014, nos C-581/13 P et C-582/13 P, Intra-Presse SAS c/ OHMI et Golden Balls Ltd, « Ballon d’or c/ Golden Balls », pourvoi c/ Trib. UE, nos T-448/11 et T-437/11, Mme Toader, prés., M. Wathelet, av. gén.)
Avec cet arrêt Ballon d’or c/ Golden Balls, la Cour de justice de l’Union confirme sa jurisprudence Ferrero. Ainsi, sur le fondement de l’article 8, § 5 du RMC (marques renommées), il faut procéder à « l’appréciation globale » des marques afin de déterminer si, malgré le faible degré de similitude entre celles-ci, « il existe, en raison de la présence d’autres facteurs pertinents, tels que la notoriété ou la renommée de la marque antérieure, un risque de confusion ou un lien entre ces marques dans l’esprit du public concerné ».

IV. Internet (questions transversales)


The Pirate Bay : à l’abordage des sites pirates par le blocage (note sous TGI Paris, 3e ch., 1re sect., réf., 4 déc. 2014, n° 14/03246, Société civile des producteurs phonographiques (SCPP) c/ Sté Orange et a., Mme Courboulay, prés.)
Par une décision bien motivée, le tribunal de grande instance de Paris ordonne aux principaux FAI français le blocage des sites illicites The Pirate Bay pour une durée de douze mois, aux frais de la SCPP et en leur laissant la liberté de prendre toutes mesures propres à empêcher leur accès à partir du territoire français. Le juge français s’inspire très raisonnablement des principes dégagés par le juge européen dans les arrêts SABAM c/ Netlog, Scarlet c/ SABAM et UPC Telekabel. Mais la question des coûts reste une pomme de discorde (conduisant la SCPP à interjeter appel).

Responsabilité des hébergeurs : Dailymotion est encore condamné (note sous CA Paris, P. 5, ch. 1, 2 déc. 2014, n° 13/08052, TF1 et a. c/ Dailymotion et a., confirmation partielle TGI Paris, 13 sept. 2012, n° 09/19255 et TGI Paris, 8 nov. 2012, n° 12/12996, M. Rajbaut, prés.)
La cour d’appel de Paris confirme en l’espèce le statut d’hébergeur de la plateforme Dailymotion. Celle-ci bénéficie donc de la responsabilité allégée des prestataires techniques de l’internet, mais elle est ici responsable de n’avoir pas retiré promptement de son site des vidéos contrefaisantes.

V. Dans le monde


Royaume-Uni : des AdWords et du suspense dans l’affaire Interflora (note sous Court of Appeal of England and Wales, cour d’appel d’Angleterre et du pays de Galles, civil division, 5 nov. 2014, n° EWCA Civ 1403, Interflora Inc. c/ Marks & Spencer plc, Lord Justice Kitchin, Lord Justice Patten et Sir Colin)
C’est la suite de l’affaire Interflora, qui concerne le service AdWords de Google. Après l’arrêt rendu par la Cour de justice de l’Union européenne, la High Court of Justice of England and Wales avait conclu que Marks & Spencer, l’annonceur, était en l’espèce coupable de contrefaçon de la marque Interflora. Mais la Court of Appeal of England and Wales, après avoir identifié diverses erreurs de droit dans la décision de la High Court, admet l’appel et renvoie à nouveau l’affaire devant la High Court. Elle revient notamment sur la notion d’« internaute moyen ».

À lire en intégralité à la Gazette du Palais ! 
 
La tempête pour The Pirate Bay ? Pas si sûr !
 

Références : Laure Marino, "Chronique de jurisprudence de droit de la propriété intellectuelle", Gazette du Palais, 5 mars 2015, n° 64, p. 14.


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04/09/2014

Les nouveaux usages du brevet

Le 27 septembre 2014, j'aurai le plaisir d'intervenir sur le thème de la guerre des brevets Apple Samsung (le brevet comme arme anticoncurrentielle), lors du prochain colloque de la chaire Innovation et brevets consacré aux nouveaux usages du brevet.

Le colloque s'intitule "Les nouveaux usages du brevet". Il se tiendra à Aix-en-Provence les 26 et 27 septembre 2014.

Voici le programme :  




Télécharger le programme complet


Rendez-vous dans l'amphithéâtre Favoreu, espace Cassin.


La belle Faculté de droit d'Aix-en-Provence, sous le soleil
(photo : Laure Marino)

Pour s'inscrire, c'est gratuit et c'est ici !

Les actes du colloque seront publiés aux éditions PUAM (Presses universitaires d'Aix-Marseille). 
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Voir aussi le précédent colloque de la chaire Innovation et brevets :

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29/08/2014

Les patent thickets : du bouillon de l’innovation à la poudrière

« Il y avait là un fourré qui appelait le jardinier » (J. Carbonnier)

Des brevets s’enchevêtrent, un épais buisson se forme, un maquis apparaît ; dans la langue de Shakespeare, c’est un patent thicket. Souvent, ce terme est chargé d’une connotation négative et les patents thickets suscitent une vive critique : ils étrangleraient l’innovation. Mais rien n’est simple. Le patent thicket pousse entre innovation et abus. Le maquis de brevets est plongé dans le bouillon de l’innovation, mais en même temps c’est une poudrière.



Les nouveaux usages du brevet d'invention, entre innovation et abus, dir. J.-P. Gasnier et N. Bronzo, PUAM, 2014

Je publie ce billet pour saluer la parution de ce bel ouvrage collectif !



1. Écheveau, buisson, maquis, broussailles… Il était une fois... plus de 7 millions de brevets en vigueur dans le monde et, chaque année, près de 2 millions de demandes [1]. J’aime bien commencer par des chiffres impressionnants ! On imagine donc aisément que certains brevets s’enchevêtrent comme des branches ou s’emmêlent comme des lianes. Un épais buisson se forme. Il devient broussailleux. Et un maquis de brevets apparaît. Dans la langue de Shakespeare, c’est un patent thicket. L’exemple le plus spectaculaire est celui du patent thicket des smartphones : selon une estimation, il impliquerait 15 000 brevets [2].

2. Définition des patent thickets. Maintenant, examinons les patent thickets de plus près. Pour les définir, il est d’usage de citer Carl Shapiro, professeur américain d’économie : un patent thicket est « un réseau dense de droits de propriété intellectuelle qui se chevauchent ». Il ajoute que l’entreprise « doit se frayer un chemin » à travers ce réseau « pour pouvoir commercialiser une nouvelle technologie » [3]. La formule met bien en relief les conséquences du phénomène. On se perd dans le maquis. Le patent thicket pèse donc sur la liberté d’exploitation (freedom to operate : FTO). Plus exactement, il accroit l’incertitude des concurrents qui peinent à déterminer leur liberté d’exploitation. Mais ce n’est pas tout. Le patent thicket présente nécessairement trois traits caractéristiques. Primo, il comporte plusieurs brevets ; secundo, ces brevets portent sur des technologies identiques, similaires ou complémentaires ; tertio, ces brevets sont détenus par plusieurs titulaires [4].

3. Historique des patent thickets. On dit que le phénomène est ancien, plus encore que le mot. L’expression aurait été utilisée pour la première fois aux États-Unis, lors d’un procès dans les années 1970 [5]. Mais le premier patent thicket concernerait la machine à coudre au XIXe siècle [6]. Ce patent thicket a disparu depuis. D’autres maquis l’ont remplacé [7]… Aujourd’hui, les patent thickets sont plus volumineux et plus denses, sous le double effet de l’accroissement de la complexité des produits et de la mondialisation. Les problèmes aussi prennent de l’ampleur. Suffisamment pour que le comité consultatif de l’OEB organise un workshop sur ce thème en octobre 2012, avant de formuler des recommandations en mars 2013.

4. Maquis de problèmes. C’est même un maquis de problèmes dans lequel il faut se frayer un chemin pour pouvoir démêler les vraies difficultés des faux débats ! Je n’oserai pas dire que ça se corse ! Souvent, le terme patent thickets est chargé d’une connotation négative. Il symbolise l’inflation des brevets. Il renvoie à la surprotection des inventions, aux excès des plus forts, à la folie du système (patent madness). Le patent thicket a des allures de coupable idéal. Mais rien n’est simple. Le patent thicket pousse entre innovation et abus : il fait écho au titre de ce workshop. Il est plongé dans le bouillon de l’innovation, mais en même temps c’est une poudrière. J’évoquerai donc tout d’abord le bouillon de l’innovation, puis la poudrière.

I. Le bouillon de l’innovation


5. Commençons par la bonne nouvelle : les patent thickets sont plongés le bouillon de l’innovation. Ils témoignent de l’innovation et ils ne la bloquent pas forcément.

A/ Les patent thickets témoignent de l’innovation


6. Phénomène naturel. Il est facile de comprendre pourquoi les patent thickets témoignent de l’innovation. Je vous propose d’observer la naissance d’un patent thicket. Il y a là une particularité remarquable : le maquis se forme spontanément. Il naît et pousse lorsque plusieurs brevets, détenus par plusieurs titulaires, portent sur des technologies identiques, similaires ou complémentaires. Les entreprises impliquées n’ont pas besoin de se concerter ou d’avoir une volonté particulière. Normalement, le processus de formation d’un patent thicket est naturel. En ce sens, le patent thicket est un phénomène naturel. Pour Sir Robin Jacob, « il est dans la nature du système même des brevets que cela arrive et c’est toujours arrivé » [8].

7. Patent thickets v. patent fences. Poursuivons notre observation des maquis. Une autre particularité importante mérite d’être soulignée : dans les patent thickets, les brevets sont détenus par plusieurs titulaires. Cette caractéristique distingue le patent thicket du patent fence, c’est-à-dire de la barrière de brevets. Dans un patent thicket, de nombreuses entreprises possèdent les brevets qui s’entremêlent ; en revanche, dans un patent fence, une seule entreprise est titulaire des brevets qui déclinent plus ou moins la même invention [9]. Dans ce cas, l’entreprise déploie volontairement une stratégie de clôture. Les patent fences sont donc des phénomènes artificiels. Bien sûr, ils s’épanouissent tout particulièrement dans les industries de produits dits « discrets », composés de peu d’éléments brevetables. Par exemple, de nombreuses barrières de brevet se dressent dans l’industrie pharmaceutique, qui est une industrie traditionnelle à fort investissement. On en trouve aussi dans les patent thickets : le patent fence constitue alors un sous-ensemble d’un patent thicket. Les deux phénomènes sont parfois assimilés, probablement en raison de leur effet commun sur la liberté d’exploitation des tiers. Mais quoi qu’il en soit, les patent thickets se distinguent bien des patent fences : caractéristiques différentes, problèmes différents, solutions différentes. Pour clarifier, je suggère d’utiliser l’expression patent clusters, assez courante, pour désigner la famille des amas de brevets, qui comprendrait les patent thickets d’un côté et les patent fences de l’autre.

8. Autour des produits « complexes ». Le contexte influe fortement sur l’apparition d’un patent thicket. Dans les industries de produits dits « complexes », c’est-à-dire composés d’un grand nombre d’éléments brevetables, c’est un phénomène habituel, voire inévitable. La densité des brevets est liée à la complexité du produit. Au contraire, dans les industries de produits dits « discrets », c’est-à-dire composés de peu d’éléments brevetables, c’est un phénomène plus rare. Cet écart a été précisément mesuré par des économistes [10]. Par conséquent, on compte peu de patent thickets dans les secteurs pharmaceutiques et chimiques ; ce sont des industries de produits « discrets ». En revanche, les maquis de brevets se dressent dans les industries nouvelles et technologiquement avancées, pour des produits « complexes » : naguère, les machines à coudre ; aujourd’hui, les produits issus des technologies de l’information et de l’informatique, utilisant des logiciels et des semi-conducteurs, comme le smartphone ; demain, peut-être, les produits utilisant les biotechnologies et les nanotechnologies. Les patent thickets se développent donc dans le bouillon de l’innovation. Et c’est pourquoi ils en sont un signe.

B/ Les patent thickets ne bloquent pas forcément l’innovation


9. Des doutes. A contrario, il est donc possible d’affirmer à ce stade que les maquis de brevets ne bloquent pas l’innovation. C’est pourtant la principale critique adressée aux patent thickets et elle tombe comme un couperet : les patent thickets étrangleraient l’innovation. En effet, lorsque des centaines ou des milliers de brevets entourent un produit, le nouvel entrant se heurte à deux obstacles. D’une part, il peine à déterminer quelle est sa sphère de liberté d’exploitation ; cette incertitude paralyserait ses efforts d’innovation. D’autre part, il doit acquitter des coûts de transaction élevés, d’autant plus élevés que les titulaires sont nombreux. Les négociations et les redevances se cumulent ; c’est une barrière à l’entrée qui paralyserait l’innovation. Au final, tout le monde y perdrait ; c’est, dit-on, la « tragédie des anticommons » [11]. Qu’il y ait une barrière, c’est un fait. Mais qu’elle bloque l’innovation, cela n’est pas évident. Le lien causal entre patent thickets et blocage de l’innovation reste à prouver.

10. Un faux débat. Par suite, la critique des patent thickets se prolonge et se transforme immanquablement en un réquisitoire contre les brevets. Tout cela n’arriverait pas si on ne brevetait pas tout et n’importe quoi ! Quelques-uns militent pour l’abolition pure et simple de tous les brevets. Les libéraux radicaux (libertariens), notamment, s’inscrivent dans ce courant extrémiste. Quelques-uns s’opposent à la mise en place du brevet européen à effet unitaire, en prédisant qu’il aggravera l’inflation des brevets. Quelques-uns plaident pour la disparition des brevets dans certaines industries, surtout dans l’industrie logicielle. En ce sens, certains économistes insistent sur le fait que le secteur informatique est fondé sur l’innovation cumulative [12]. Les innovations cumulatives sont incrémentales, c’est-à-dire que l’innovation A est perfectionnée par l’innovation B qui est perfectionnée par l’innovation C, etc. Une protection excessive de l’innovateur pionnier A rompt la chaîne, car les innovateurs B et C ne sont pas incités à innover s’ils lui sont trop redevables. C'est un problème de hold-up, dans le langage des économistes. Certains juristes estiment aussi que tous les secteurs industriels n’ont pas besoin du brevet. Pour le juge américain Richard Posner, par exemple, qui a statué dans l’affaire Apple c/ Motorola, « la plupart des industries se porteraient très bien sans brevet » [13]. Mais c’est un faux débat sur les patent thickets qui cache le véritable débat sur la légitimité des brevets.

11. Un autre faux débat. De plus, tout le monde critique les brevets de « mauvais qualité » et les brevets bidon (bogus patent), responsables de la profusion des brevets. En ce sens, le comité consultatif de l’OEB préconise l’amélioration de la qualité des brevets ; il insiste aussi sur l’importance de la diminution des délais d’obtention des brevets pour réduire le nombre de demandes [14]. Là encore, les maux existent assurément, mais rien ne prouve que les patent thickets en soient la cause. Il n’est d’ailleurs pas démontré qu’on rencontre plus de brevets bidon dans les patent thickets qu’en dehors de ceux-ci.

12. Un glissement terminologique. Enfin, certaines critiques s’élèvent contre les patent thickets dans le domaine des brevets pharmaceutiques. Dans un rapport remarqué, la Commission européenne a sonné la charge contre les fabricants de médicaments princeps qui déposent de nombreuses demandes de brevet pour le même médicament [15]. Ici encore, les ronces forment effectivement des clôtures ; les génériqueurs peinent à déterminer quelle est leur sphère de liberté d’exploitation. Mais on perçoit un glissement terminologique : ce sont en fait les patent fences qui sont visés. Ce glissement se retrouve dans les écrits de Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie. Sa critique des laboratoires pharmaceutiques porte sur l’incidence des maquis de brevets dans les pays en développement [16]. L’argument est fort, mais ce sont en réalité les patent fences qu’il incrimine. Il faudrait un workshop sur les patent fences ! Pour l’heure, concentrons-nous sur les patent thickets et passons à la mauvaise nouvelle.

II. La poudrière


13. C’est une fâcheuse nouvelle : les patent thickets se transforment en poudrière. La guerre des brevets a éclaté et des moyens d’apaisement doivent être trouvés. Guerre et paix.   

A/ La guerre des brevets


14. « World patent war 1.0 » [17]. La guerre des brevets a été déclenchée par des titulaires de brevets qui forment le patent thicket du smartphone. Elle résulte d’une forte propension à agir en contrefaçon et évoque une forme de terrorisme judiciaire. Rappelons-nous la condamnation du sud-coréen Samsung à verser plus d’un milliard de dollars à l’américain Apple, pour des brevets utilisés dans le Galaxy S3. Cette sanction a été confirmée en janvier 2013 [18]. Et cela continue. Le Galaxy S4, dévoilé en mars 2013, est maintenant en cause. Il violerait plusieurs brevets d’Apple, notamment des brevets portant sur l’interface utilisateur. Son compatriote LG accuse aussi Samsung de violer ses brevets sur l’eye tracking, fonctionnalité qui met une vidéo en pause quand le regard est détourné. C’est une histoire sans fin. Évidemment, les patent trolls aggravent les choses, mais je n’en dirai pas plus... [19] Les frais juridiques grimpent considérablement, et d’autant plus que les contentieux sont menés simultanément sur plusieurs territoires. C’est la première guerre mondiale des brevets. La poudrière s’est formée aux États-Unis, où les litiges se sont multipliés (patent litigations). Puis elle a gagné l’Europe : la France, l’Allemagne, les Pays-Bas, le Royaume-Uni, l’Italie... [20] Certes, le patent thicket n’est pas un problème en lui-même. Mais ce nouvel usage ou la façon dont il en est tiré profit le devient [21].

15. Guerre commerciale et géopolitique. À travers la guerre des brevets, c’est une guerre commerciale et géopolitique qui est menée. Le demandeur cherche en fait à obtenir une interdiction de vente et d’importation du produit de son concurrent étranger, qui est souvent asiatique (je rappelle au passage que les Chinois sont désormais les premiers déposants de brevets dans le monde). La stratégie d’Apple est à cet égard instructive. Par exemple, Apple guerroie contre HTC, fabricant taïwanais de smartphones. En 2011, il a saisi l’International Trade Commission (ITC), qui est une agence fédérale américaine dotée d’un pouvoir quasi judiciaire. L’ITC peut sanctionner la contrefaçon d’un brevet américain par l’interdiction de toute importation et vente des produits contrefaisants, à condition qu’il existe une industrie américaine pour ces produits. Ce pouvoir lui est donné par une loi douanière tristement célèbre, symbole du protectionnisme américain de l’entre-deux-guerres [22]. L’ITC a alors estimé qu’HTC a violé le brevet data tapping d’Apple (cette application – commode, mais non essentielle – permet de composer d’un clic un numéro de téléphone contenu dans un mail) [23]. En conséquence, elle a décidé que le smartphone contrefaisant ne pourra plus être importé et vendu en l’état aux États-Unis à partir du 19 avril 2012. Apple a ainsi obtenu une interdiction d’importation et de vente, sanction devenue plus difficile à obtenir devant les tribunaux américains depuis 2006, à la suite d’un arrêt rendu par la Cour suprême des États-Unis [24]. HTC doit donc modifier son système par le biais d’une mise à jour pour continuer à vendre. Cette procédure ressemble fort à une barrière commerciale. Le brevet, utilisé comme arme anticoncurrentielle, est un inquiétant obstacle au commerce. Mais après la guerre vient le temps de la paix…

B/ Les moyens d’apaisement


16. Solutions contractuelles. Comment pacifier le maquis ? Par des solutions contractuelles. Le meilleur moyen d’apaisement consiste à « échanger » les brevets. C’est possible puisque les brevets d’un patent thicket sont détenus par plusieurs titulaires, à la différence des brevets d’un patent fence. Les entreprises négocient souvent ces « échanges » de façon à désamorcer les actions judiciaires. Ici, un bon portefeuille de titres permet de négocier dans de bonnes conditions. Les brevetés concluent alors des licences croisées ou cross-licensing agreements. Et lorsque ces licences croisées impliquent plus de deux partenaires, elles peuvent prendre la forme d’une communauté de brevets ou patent pool. Par exemple un patent pool est dédié au standard de compression vidéo MPEG 2 ; il concerne une centaine de brevets et une vingtaine de cocontractants qui les mettent en commun. Peut-être qu’un fonds d’investissement, comme France Brevets, pourrait également fluidifier et donc calmer les échanges ; le fonds acquiert des droits de brevets complémentaires, constitue un portefeuille cohérent, puis licencie ses droits auprès des entreprises intéressées qui auront ainsi affaire à un seul interlocuteur. Enfin, on recourt parfois à une licence FRAND (fair, reasonable and non-discriminatory), qui peut être imposée par un organisme de normalisation au concédant qui détient un brevet « essentiel » portant sur des normes. En utilisant cette licence, le concédant s’engage à fixer un prix raisonnable.

17. Dans le respect du droit de la concurrence. Mais attention : dans tous les cas, le droit de la concurrence veille. Notamment, les licences croisées et les communautés de brevets peuvent conduire à une entente sur les prix, susceptible d’être sanctionnée comme une pratique anticoncurrentielle. Ou encore, la détention d’un brevet essentiel, dans le patent thickets, peut constituer un abus de position dominante. L’abus peut prendre la forme d’un abus du droit d’agir en justice, l’action faussant les négociations contractuelles et conduisant les preneurs de licence à accepter des conditions injustifiées. Motorola fait actuellement l’objet d’une enquête en ce sens et la Commission européenne lui a adressé une communication des griefs [25]. Le spectre du licensing forcé se profile.

18. D’autres pistes. Peut-on envisager d’autres pistes pour sécuriser les patent thickets ? Bien sûr, les brevets de mauvaise qualité constituant des patent fences peuvent toujours être contestés sur le terrain du droit des brevets. Mais surtout, il serait utile que le juge et le législateur tentent de maîtriser le terrorisme judiciaire, les procédures abusives, les frivolous patent lawsuits. Peut-être serait-il pertinent d’instaurer un système loser pays, c’est-à-dire « perdant payeur ». Je ne sais pas [26]. En revanche, je suis sûre qu’il ne faudrait admettre les injonctions qu’avec prudence, car elles permettent d’obtenir l’interdiction de vente d’un produit.

19. Le mot de la fin. Pour conclure, doit-on se plaindre que les buissons de brevets portent des épines ou se réjouir que les buissons d’épines portent des brevets ? [27]


[1] D’après l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI), on comptait environ 7,3 millions de brevets en vigueur dans le monde en 2010. Le nombre des demandes annuelles de brevets est passé de 800 000 au début des années 1980 à 1,8 million en 2009.
[3] « A dense web of overlapping intellectual property rights that a company must hack its way through in order to actually commercialize new technology » : « Navigating the Patent Thicket: Cross Licenses, Patent Pools, and Standard Setting », in Innovation Policy and the Economy (dir. de A. B. Jaffe, J. Lerner et S. Stern), vol. 1, MIT Press, 2001, p. 119 s., spéc. p. 120.
[4] Cette approche communément admise est retenue par le comité consultatif de l’OEB : Workshop on Patent Thickets - Report, 2013, préc. p. 8.
[5] « Patent thicket », in Wikipedia (version anglaise de l’encyclopédie).
[6] A. Mossoff, « The Rise and Fall of the First American Patent Thicket: The Sewing Machine War of the 1850s », Arizona Law Review, vol. 53, p. 165, 2011.
[9] En ce sens : B. Halla, C. Helmersb, M. Rogersc, V. Senad, « The choice between formal and informal intellectual property : a literature review », National Bureau of Economic Research Working Papers, 2012, p. 17.
[10] G. von Graevenitz, S. Wagner et D. Harhoff, « How to measure patent thickets – A novel approach », Economics Letters, 2011, n° 111, p. 6.
[11] M. A. Heller, « The Tragedy of the Anticommons : Property in the Transition from Marx to Markets », Harvard Law Review, janv. 1998, vol. 111, n° 3, p. 621.
[13] « Most industries could get along fine without patent protection», in « Why there are too many patents in America », theatlantic.com, 12 juill. 2012.
[19] Dans l'ouvrage dont est tiré cet article, voir la contribution de Ch. Le Stanc sur le thème des patent trolls et celle de B. Sautier, pour le cas des privateers ou corsaires.
[20] Exemple : TGI Paris, ord. Réf., 8 déc. 2011, Samsung c/ Apple : le juge des référés a refusé d’interdire la commercialisation de l’iPhone 4S.
[22] Tariff Act de 1930, également appelée loi Smoot-Hawley, art. 337.
[23] United States International Trade Commission (ITC), 19 déc. 2011 (337-TA-710) : Gazette du Palais, 15 févr. 2012, n° 46, p. 23, note L. Marino.
[26] Ce principe est déjà admis dans certains pays. 
[27] Inspiré de : « Je puis me plaindre que les buissons de rose aient des épines ou me réjouir que les buissons d'épines portent des roses… » (K. Morley).

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Références : Laure MARINO, "Les patent thickets : du bouillon de l’innovation à la poudrière", in Les nouveaux usages du brevet d'invention, entre innovation et abus, dir. J.-P. Gasnier et N. Bronzo, PUAM, 2014.



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