Des brevets s’enchevêtrent, un épais buisson se forme, un maquis apparaît ; dans la langue de Shakespeare, c’est un patent thicket. Souvent, ce terme est chargé d’une connotation négative et les patents thickets suscitent une vive critique : ils étrangleraient l’innovation. Mais rien n’est simple. Le patent thicket pousse entre innovation et abus. Le maquis de brevets est plongé dans le bouillon de l’innovation, mais en même temps c’est une poudrière.
« Il y avait là un fourré qui appelait le jardinier » (J. Carbonnier)
1. Écheveau, buisson, maquis, broussailles… Il était une fois... plus de 7 millions de brevets en vigueur dans le monde et, chaque année, près de 2 millions de demandes[1]. J’aime bien commencer par des chiffres impressionnants ! On imagine donc aisément que certains brevets s’enchevêtrent comme des branches ou s’emmêlent comme des lianes. Un épais buisson se forme. Il devient broussailleux. Et un maquis de brevets apparaît. Dans la langue de Shakespeare, c’est un patent thicket. L’exemple le plus spectaculaire est celui du patent thicket des smartphones : selon une estimation, il impliquerait 15 000 brevets[2].
2. Définition des patent thickets. Maintenant, examinons les patent thickets de plus près. Pour les définir, il est d’usage de citer Carl Shapiro, professeur américain d’économie : un patent thicket est « un réseau dense de droits de propriété intellectuelle qui se chevauchent ». Il ajoute que l’entreprise « doit se frayer un chemin » à travers ce réseau « pour pouvoir commercialiser une nouvelle technologie »[3]. La formule met bien en relief les conséquences du phénomène. On se perd dans le maquis. Le patent thicket pèse donc sur la liberté d’exploitation (freedom to operate : FTO). Plus exactement, il accroit l’incertitude des concurrents qui peinent à déterminer leur liberté d’exploitation. Mais ce n’est pas tout. Le patent thicket présente nécessairement trois traits caractéristiques. Primo, il comporte plusieurs brevets ; secundo, ces brevets portent sur des technologies identiques, similaires ou complémentaires ; tertio, ces brevets sont détenus par plusieurs titulaires[4].
3. Historique des patent thickets. On dit que le phénomène est ancien, plus encore que le mot. L’expression aurait été utilisée pour la première fois aux États-Unis, lors d’un procès dans les années 1970[5]. Mais le premier patent thicket concernerait la machine à coudre au XIXe siècle[6]. Ce patent thicket a disparu depuis. D’autres maquis l’ont remplacé[7]… Aujourd’hui, les patent thickets sont plus volumineux et plus denses, sous le double effet de l’accroissement de la complexité des produits et de la mondialisation. Les problèmes aussi prennent de l’ampleur. Suffisamment pour que le comité consultatif de l’OEB organise un workshop sur ce thème en octobre 2012, avant de formuler des recommandations en mars 2013.
4. Maquis de problèmes. C’est même un maquis de problèmes dans lequel il faut se frayer un chemin pour pouvoir démêler les vraies difficultés des faux débats ! Je n’oserai pas dire que ça se corse ! Souvent, le terme patent thickets est chargé d’une connotation négative. Il symbolise l’inflation des brevets. Il renvoie à la surprotection des inventions, aux excès des plus forts, à la folie du système (patent madness). Le patent thicket a des allures de coupable idéal. Mais rien n’est simple. Le patent thicket pousse entre innovation et abus : il fait écho au titre de ce workshop. Il est plongé dans le bouillon de l’innovation, mais en même temps c’est une poudrière. J’évoquerai donc tout d’abord le bouillon de l’innovation, puis la poudrière.
[1] D’après l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI), on comptait environ 7,3 millions de brevets en vigueur dans le monde en 2010. Le nombre des demandes annuelles de brevets est passé de 800 000 au début des années 1980 à 1,8 million en 2009.
[3] « A dense web of overlapping intellectual property rights that a company must hack its way through in order to actually commercialize new technology » : « Navigating the Patent Thicket: Cross Licenses, Patent Pools, and Standard Setting », in Innovation Policy and the Economy (dir. de A. B. Jaffe, J. Lerner et S. Stern), vol. 1, MIT Press, 2001, p. 119 s., spéc. p. 120.
[4] Cette approche communément admise est retenue par le comité consultatif de l’OEB : Workshop on Patent Thickets - Report, 2013, préc. p. 8, disponible ici.
[6] A. Mossoff, « The Rise and Fall of the First American Patent Thicket: The Sewing Machine War of the 1850s », Arizona Law Review, vol. 53, p. 165, 2011.
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Cet article constitue la version écrite d’une communication présentée le 31 mai 2013 à la Faculté de droit d'Aix-en-Provence (Université Aix-Marseille), lors du workshop sur « Les nouveaux usages du brevet d'invention, entre innovation et abus ». Cette belle journée était organisée par la Chaire Innovation Brevets, sous la direction de Jean-Pierre Gasnier, directeur de la Chaire, et de Nicolas Bronzo.
Les actes du workshop seront publiés au printemps 2014 aux Presses universitaires d’Aix-Marseille.
La Revue Lamy droit de l'immatériel a reproduit mon intervention.
- Références : Laure MARINO, Les patent thickets : du bouillon de l’innovation à la poudrière, Revue Lamy droit de l’immatériel 2014/101, févr. 2014, n° 3365, p. 69.
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