Ce qui est également élémentaire, mes chers Waston, c’est que pour faire de la recherche dans une démarche de digital humanities ou humanités numériques, il faut numériser un corpus massif. Des big data ! Bien sûr, les humanités numériques ne se limitent pas à la numérisation de corpus géant. Les outils numériques permettent aussi de traiter et d’analyser le corpus rendu accessible d’une façon nouvelle. Les projets de digital humanities utilisent ainsi les technologies numériques pour reproduire et traiter l’information. En bref, les digital humanities s’appuient sur les nouvelles technologies numériques pour faire de la recherche autrement.
Mais quelles que soient les recherches, et elles sont très variées, elles ont donc toutes un point commun : elles reposent toujours sur la numérisation d’un corpus imposant. Les projets de digital humanities utilisent des corpus d’écrits, mais aussi parfois d’images ou de sons. Par exemple, le programme Molière 21 a nécessité la numérisation de l’intégralité des œuvres du dramaturge. Le projet Venice Time Machine sur Venise débute par la numérisation d’archives très anciennes et immenses – plus de 100 millions.
Croisons maintenant les digital humanities et le droit d’auteur. Pour les deux projets cités, il n’y pas de problèmes : les œuvres numérisées sont libres de droits. Mais si, par exemple, notre projet portait sur les œuvres des romanciers français du XXe siècle, il faudrait numériser un corpus dont une grande partie est encore protégée par le droit d’auteur. Pour faire de la recherche, il faut souvent utiliser des contenus protégés par le droit d’auteur.
Alors, sachant que la reproduction intégrale d’œuvres protégées sans autorisation des ayants droit est par principe interdite, je voudrai plaider pour que de nouvelles exceptions permettent aux projets de digital humanities de numériser et traiter librement les corpus.
Je dirai tout d’abord pourquoi, et puis comment.
I. Pourquoi
Pourquoi ? Pourquoi plaider pour des exceptions alors qu’il en existe déjà ? Je commencerai par soupeser les arguments contre, avant de me prononcer pour.
A/ Arguments contre
Côté contre, on pourrait estimer que le droit est déjà bien suffisamment armé pour ouvrir des fenêtres de liberté lorsqu’il en faut. Le droit d’auteur n’est pas un droit totalitaire ; il connait des principes tempérés par des exceptions. Ah, le fameux article L. 122-5 du Code de la propriété intellectuelle ! On y trouve pas moins de 13 exceptions, dont 10 sont fondées sur le droit à la liberté d’expression, qui inclut la liberté de création et de recherche. Il y a l’exception de courtes citations, l’exception d’analyses, l’exception de revues de presse, l’exception de diffusion des discours, l’exception d’illustration artistique à des fins d’information du public, l’exception de parodie, l’exception pédagogique, l’exception de conservation et de consultation… et bien d’autres encore.
Alors bien sûr, par principe, un acte de numérisation nécessite l’autorisation de l’auteur ou des ayants droit, car c’est une reproduction. Il en va de même pour un acte de transformation, car une œuvre dérivée d’une œuvre originaire transformée est une œuvre composite. Ce droit d’interdire accordé à l’auteur forme la base même du droit d’auteur. Sans lui, ce ne serait plus du droit d’auteur.
Mais, par exception, le public en général et les chercheurs en particulier disposent de multiples sphères de liberté. Les exceptions sont importantes, car elles équilibrent le droit des auteurs et les droits de la collectivité tout entière.
Or, parmi ces exceptions, il y en a justement trois qui pourraient bénéficier aux projets de digital humanities.
La première est l’exception de courtes citations, très utile. Elle permet par exemple à un auteur d’évoquer brièvement le travail d’un autre sous la forme de citations placées entre guillemets, en respectant le droit à la paternité : citer l’auteur, indiquer la source. On doit ici poursuivre un but didactique, c’est-à-dire polémique, scientifique, pédagogique, etc.
La deuxième exception est l’exception pédagogique, l’une des exceptions introduites par la loi DADVSI, inspirée par la directive Société de l’information et légèrement toilettée par la loi pour la refondation de l’école de la République. L’exception pédagogique autorise certaines reproductions ou représentations réalisées à des fins d’enseignement et de recherche.
La troisième exception est l’exception de conservation et de consultation. Également consacrée par la loi DADVSI, cette exception bénéficie aux bibliothèques, musées et services d’archives. Elle permet de préserver les supports d’origine qui se détériorent.
Ces trois exceptions contribuent à équilibrer le droit de l’auteur et le droit à la liberté d’expression et de création de tous, droit fondamental. C’est ainsi que le droit d’auteur est un droit équilibré, doté d’un « équilibre interne ».
Alors, certes, lorsque l’on regarde dans le détail, ces exceptions sont plutôt restrictives, car elles sont soumises à de rigoureuses exigences. Mais l’équilibre est à ce prix. Et les chercheurs ne s’en sont d’ailleurs jamais plaints. Ne perturbons donc pas ce fragile équilibre. Ne touchons à rien. Et rappelons-nous que nous ne pouvons pas créer de nouvelles exceptions en dehors de la liste limitative contenue dans la directive Société de l’information. Voilà, en substance, ce que l’on dirait pour rejeter toutes modifications.
B/ Arguments pour
J’ai une perception différente, favorable à une douce évolution des exceptions.
Tout d’abord, soyons clairs : en pratique, aucune des trois exceptions ne pourra véritablement s’appliquer à un projet de digital humanities qui commence inéluctablement par une numérisation massive.
L’exception de courte citation ne pourra pas jouer, car court, c’est court ! Noir, c’est noir, il n’y a plus d’espoir ! Il faut évidemment rester court au regard du volume global de l’œuvre citée. Impossible, par exemple, de reproduire intégralement un ouvrage ! Et en plus, la jurisprudence française n’accepte pas les citations graphiques ou sonores. Nous sommes donc limités aux courtes citations textuelles.
L’exception pédagogique sera exclue pour une raison voisine : elle ne concerne que des « extraits d’œuvres ». Des extraits peuvent être plus longs qu’une citation, mais sans constituer l’œuvre dans son intégralité. Et puis il y a bien d’autres conditions à respecter avec cette exception, mais je n’ose pas lire le texte tant il est long !
L’exception de conservation et de consultation sera écartée. Elle est réservée aux bibliothèques, musées et services d’archives, et à des conditions draconiennes. Mais quoi qu’il en soit, un laboratoire de recherche, par exemple, ne peut pas en bénéficier.
Et même en cherchant bien, toutes les autres exceptions qui ne sont pas restrictives en qui concerne le volume et permettent une reproduction intégrale ne sont pas adaptées ici : exception de copie privée, exception de parodie, exception pour les discours d’actualité… Ces exceptions ont un objet fort précis.
Autant dire, donc, que Molière était un excellent choix ! Évitons Hergé, Uderzo, Goscinny et Houellebecq !
Pourrait-on, alors, estimer qu’il n’y a pas vraiment reproduction lorsqu’on numérise sans communiquer l’œuvre numérisée à un large public ? Que dire si l’œuvre numérisée n’est communiquée qu’aux chercheurs des disciplines concernées ? C’est encore illicite, car une reproduction est une reproduction. C’est comme un chat est un chat. Il faut désormais avoir une interprétation large de la reproduction. La reproduction est assimilée à une simple « fixation » ; elle est détachée de sa finalité de communication de l’œuvre, comme l’a dit le juge européen.
Nous voilà donc dans l’impasse. Le droit d’auteur entrave les digital humanities. Ce n’est guère étonnant : le système actuel traduit des choix de politique juridique qui n’ont pas tenu compte de ces questions, car celles-ci ne se posaient pas à l’époque où les choix ont été faits. C’est pourquoi il me semble qu’il serait utile de débattre de nouveaux choix de politique juridique à l’aune des nouveaux enjeux du numérique. C’est pourquoi il serait utile de faire évoluer le droit d’auteur. Mais comment ?
II. Comment
Comment ? Une fois admise l’idée même d’une exception favorable aux digital humanities, plusieurs routes sont possibles. Il y a un chemin large et une voie plus étroite.
A/ Approche fair use à l’américaine
Le chemin large, c’est celui qui est emprunté par le copyright américain, avec l’exception de fair use. Le système américain est fondé sur cette importante exception d’usage équitable laissée à l’appréciation du juge. C’est une approche très différente de la nôtre, avec un champ d’exceptions ouvert et un grand pouvoir prétorien. Le terrain n’est pas clos par une liste légale et fermée d’exceptions comme en France et en Europe.
Ainsi, aux États-Unis, l’exception de recherche est appliquée dans le cadre du fair use et elle permet aux chercheurs de reproduire à leur convenance les travaux de leurs pairs dans le cadre de leur recherche.
Le fair use légitime également certaines formes de création dérivée, parfois de façon assez extrême. Par exemple, le fair use a été récemment invoqué, dans l’affaire Richard Prince, pour un usage transformatif. Richard Prince est un artiste contemporain connu pour sa façon d’utiliser et transformer les œuvres d’autres artistes. Il a notamment utilisé des photographies représentant des rastafaris, sans autorisation du photographe et sans indication de la source, pour réaliser une série de peintures et de collage. Le juge a fait droit à l’artiste : fair use. Plus largement, le fair use pourrait donc jouer pour certains nouveaux usages numériques : remix, sampling, mashup (on parle aussi des UGC pour user generated contents ou « contenu généré par les utilisateurs »).
On en déduit aussi que le fair use pourrait bénéficier aux numérisations de certains projets de digital humanities. La décision rendue par le juge Denny Chin dans l’affaire Google Books va dans ce sens.
Quelques mots sur cette saga judiciaire.
Cela fait maintenant neuf ans que Google numérise des ouvrages pour Google Books, sa bibliothèque numérique géante, sans demander d’autorisations aux ayants droit. À ce jour, Google a déjà numérisé plus de vingt millions d’ouvrages, provenant de plus de 100 pays et en 400 langues. Ce projet a tout de suite provoqué des résistances.
Aux États-Unis, dès 2005, l’Authors Guild et diverses autres associations d’auteurs et d’éditeurs littéraires ont annoncé vouloir intenter une class action en contrefaçon. D’un côté, les plaignantes contestaient la numérisation des livres et la mise en ligne de courts extraits (snippets). De l’autre, Google invoquait l’exception de fair use. Puis, comme il est fréquent outre-Atlantique, des négociations ont rapidement démarré en vue d’un accord transactionnel. Toutefois, en 2011, le juge Denny Chin de la Cour fédérale du Southern District of New York a refusé d’homologuer l’accord.
Depuis lors, et après quelques péripéties, le procès a redémarré. Le juge Chin a, notamment, accepté l’intervention d’un amicus curiae Digital Humanities and Law Scholars. Ce groupe d’universitaires a pu ainsi déposer un mémoire au soutien de Google. Et il semble que le juge ait été impressionné, entre autres, par ses arguments. Car il vient de faire droit à Google, il y a moins d’un mois : tout cela relève du fair use. Plus précisément, il s’agit d’un usage transformatif. Je cite un bref extrait de la décision, avec ma traduction : « Google Books est transformatif dans le sens où il a transformé le texte des livres en données à des fins de recherche ; il étend ainsi le data mining et le text mining à de nouveaux domaines (data mining et text mining sont difficile à traduire : on pourrait dire “exploration” ou “fouille” de données et de texte). Google Books a dès lors ouvert de nouveaux champs à la recherche ». Le juge poursuit : « Les mots des livres sont alors utilisés comme ils ne l’avaient jamais été auparavant. Google Books a créé quelque chose de nouveau dans la manière d’utiliser le texte des livres, car la fréquence des mots et leurs modes d’utilisation fournissent des informations substantielles ». Fin de citation. Voilà le fair use au secours des digital humanities ! Mais, de ce côté-ci de l’Atlantique, c’est une tout autre histoire.
B/ Approche plus précise à l’européenne
En France et en Europe, la route est plus étroite. Seule une approche pointilliste est possible, exception par exception, et il n’y a pas de fair use. Ce qui nous laisse tout de même trois voies possibles d’évolution.
La première est jurisprudentielle, et elle est de ce fait un peu aléatoire : on pourrait militer pour un assouplissement de la jurisprudence. Les juges, y compris les juges français, ont tout de même une latitude dans l’interprétation des textes, y compris de l’article L. 122-5. En toute logique, ils devraient interpréter les exceptions à la lumière du droit fondamental qui les justifie. Par exemple, ils interprèteraient l’exception de courtes citations à la lumière de la liberté d’expression. Ainsi, le juge français pourrait accepter les citations graphiques et sonores dans le giron de l’exception de courte citation, de même que le mashup. Il pourrait aussi, dans certains cas exceptionnels, apporter des limites au droit d’auteur en dehors de la liste des exceptions légales, en introduisant la liberté d’expression dans la cause. Aux Pays-Bas, une décision révolutionnaire a été rendue en ce sens. La Cour d’appel de La Haye a en effet jugé, en 2003, que la reproduction intégrale d’un ouvrage de l’église de Scientologie était bien une contrefaçon (c’était difficile de dire le contraire), mais qu’en l’espèce le droit d’auteur devait céder face à la liberté d’expression ; le texte avait en effet été reproduit à des fins d’études critiques. Indirectement, ce type de décision rejoint le concept de fair use. La jurisprudence permet ainsi une adaptation, au cas par cas et à droit constant.
La deuxième solution est contractuelle, et par là même également aléatoire : on pourrait encourager les auteurs et ayants droit à recourir à des licences à titre gratuit, de type Creative commons. En ce sens, le programme européen « Des licences pour l’Europe » souhaite promouvoir la voie contractuelle, mais il n’évoque toutefois pas la gratuité.
La troisième solution est législative, et c’est la meilleure, car la plus stable : en France, on pourrait élargir l’exception pédagogique et surtout introduire une véritable exception de recherche, comme cela existe chez nos voisins anglais, allemands, belges. Ce n’est pas une idée folle. L’exception de recherche est admise en droit de l’Union européenne ; c’est une exception facultative, ce qui signifie que les États membres de l’Union européenne sont libres de la prévoir ou pas. L’exception de recherche est également permise au niveau international, dans la Convention de Berne, mais aussi dans les préambules des deux traités OMPI de 1996 au nom de l’« équilibre entre les droits des auteurs [...] et l’intérêt public général, notamment en matière d’enseignement, de recherche et d’accès à l’information ». La France pourrait donc franchir le pas, sous condition, bien sûr, de l’absence d’usage marchand et du respect de la paternité : mentionner le nom de l’auteur de l’œuvre et de la source.
Pour aller plus loin, dans le cadre de l’Union, on pourrait aussi réformer la directive au secours des humanités numériques. Le Canada, par exemple, a introduit une exception au profit des contenus générés par l’utilisateur dans le courant de l’été 2012. Plus près de nous, l’Irlande réfléchit également à une exception en ce sens. Au contraire, en France, le rapport Lescure propose de modifier notre rédaction actuelle de l’exception de courte citation afin de l’adapter à la création transformative. Mais le rattachement des usages transformatifs à la courte citation me laisse perplexe, ne serait que parce que les usages transformatifs s’appuient parfois sur une reproduction intégrale. Cela ressemblerait à une solution artificielle, dans le but de contourner le législateur européen. Mieux vaudrait modifier la directive pour introduire une nouvelle exception.
Il importe en effet de raisonner différemment avec le numérique et notamment avec les humanités numériques, en raison de la spécificité du numérique. La numérisation n’est pas un acte de reproduction comme les autres, car elle permet ensuite un usage de l’œuvre tout à fait nouveau. Il faut alors nécessairement introduire la finalité dans le raisonnement, par exemple la finalité de recherche.
Sherlock Holmes disait que lorsque vous avez éliminé l’impossible, ce qui reste, si improbable soit-il, est nécessairement la vérité. Si j’élimine l’assimilation pure et simple de la numérisation à la reproduction classique, il reste la nécessité de repenser l’acte de numérisation dans toute sa spécificité.
À lire en intégralité dans l'ouvrage "Propriété littéraire et artistique et humanités numériques", paru aux éditions Mare & Martin en novembre 2015 !
Référence : Laure MARINO, Des exceptions au droit d’auteur au secours des humanités numériques ?, in Propriété littéraire et artistique et humanités numériques, dir. A. Bensamoun et A. Latil, Mare & Martin, coll. des Presses universitaires de Sceaux, 2015, p. 61.
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