À l’occasion d’une passionnante affaire de contrefaçon d’un modèle communautaire de valise, la Cour Suprême du Royaume-Uni prend parti sur l’appréciation de la fameuse « impression globale sur l’utilisateur averti ». La solution peut paraître rigide, en raison de l’importance donnée à la représentation du modèle. On en tirera des conclusions très concrètes sur la meilleure façon de dessiner le modèle… mais la décision est controversée.
United Kingdom Supreme Court, 9 mars 2016, Magmatic Ltd c/ PMS International Ltd : [2016] UKSC 12
Voici deux valises Kiddee Case.
Une valise Kiddee Case (version Tigre) |
Une valise Kiddee Case (version Coccinelle) |
Portent-elles atteinte au modèle de valises Trunki ?
Le modèle communautaire enregistré, représentant la valise Trunki |
Non ! Le 9 mars 2016, la UK Supreme Court a jugé que les valises Kiddee Case ne contrefaisaient pas le modèle de valises Trunki. Par cette décision, elle confirme l’arrêt d’appel, qui avait fait grand bruit outre-Manche (Court of Appeal of England and Wales, civil division, 28 févr. 2014, Magmatic Ltd c/ PMS International Ltd : [2014] EWCA Civ 181 - Lord Justice Kitchin - Lire ma note sur ce blog). La cour d’appel avait infirmé le jugement de la High Court (England and Wales High Court, 11 juill. 2013 : [2013] EWHC 1925 (Pat) - Judge Arnold).
1.- L’épilogue d’une affaire médiatique
Cet arrêt de la Cour suprême a été fort remarqué. Et pas seulement parce que la Supreme Court ne se prononce que très rarement en droit des dessins et modèles. Ou car il est rendu à l’unanimité par cinq juges. Au-delà du cercle étroit des juristes, il a aussi été amplement relayé par les médias grand public.
Il faut dire que Trunki est une success story à l’anglaise. Rob Law, un jeune designer, dessine une valise pour enfants et crée la société Magmatic, à Bristol, pour la commercialiser. L’aventure démarre.
Quelques années plus tard, il a passé le cap des 2 millions de valises vendues, affiche un chiffre d’affaires de plus de 7 millions de livres par an et emploie 50 personnes. En 2012, il opte pour le made in England et relocalise la production dans le Devon, à Plymouth (à l’origine, la valise était fabriquée en Chine).
L’objet est amusant et il est décliné en plusieurs couleurs et motifs. L’enfant peut s’assoir à califourchon sur la valise à roulettes pour avancer comme sur un porteur, en s’accrochant aux cornes. Il peut aussi se faire tirer par la sangle.
L’objet est amusant et il est décliné en plusieurs couleurs et motifs. L’enfant peut s’assoir à califourchon sur la valise à roulettes pour avancer comme sur un porteur, en s’accrochant aux cornes. Il peut aussi se faire tirer par la sangle.
Une valise Trunki |
Mais bientôt, un concurrent copie le modèle. La valise Kiddee Case est également une valise-porteur, proposée en plusieurs versions par la société PMS (deux de ces versions sont reproduites en début de note). Les valises sont fabriquées en Chine et vendues à plus bas prix.
Magmatic assigne alors PMS en contrefaçon, mais les juges soufflent le chaud et le froid. Il gagne en première instance : la Kiddee Case porte atteinte au modèle Trunki, car elle produit sur l’utilisateur averti la même impression globale. Il perd en appel, puis devant la Cour suprême : la Kiddee Case n’est pas contrefaisante, parce qu’elle produit sur l’utilisateur averti une impression globale différente de celle du modèle Trunki. Les juges anglais refusent également de saisir la Cour de justice de l’Union européenne d’une question préjudicielle.
2.- Les trois erreurs du premier juge, légitimement épinglées par la cour d’appel
A.- Au sujet de l’impression globale d’un animal à cornes
En droit des dessins ou modèles communautaires, la contrefaçon sera évidemment constituée si le produit litigieux est parfaitement identique au dessin ou modèle communautaire enregistré (DMCE). Mais elle sera aussi établie si le produit est simplement similaire, c’est-à-dire s’il « ne produit pas sur l’utilisateur averti une impression visuelle globale différente » (règl. n° 6/2002 du 12 décembre 2001 sur les dessins ou modèles communautaires [RDMC], art. 10 ; à noter que les mêmes termes définissent le caractère individuel, art. 6). Telle est l’étendue de la protection, et la règle est la même en droit des dessins ou modèles nationaux (dir. 98/71, art. 9 ; CPI, art. L. 513-5, où la formule « impression globale » est traduite par « impression d’ensemble », mais cette différence est sans effet).
La cour d’appel avait reproché au premier juge de n’avoir pas « procédé à une comparaison globale en tenant compte de la nature du DMCE et du fait qu’il est clairement destiné à créer l’impression d’un animal à cornes » (pt. 47). Or, pour la cour d’appel, « c’est clairement l’une de ses caractéristiques essentielles ». Et le premier juge ne l’a pas noté. Il s’agit donc de rechercher la caractéristique essentielle, comme si l’on extrayait la substantifique moelle, pour dégager ce qui apparaît primordial. En l’espèce, le modèle de valise Trunki « ressemble à un animal à cornes », voilà tout ; « un animal à cornes avec un nez et une queue, et cela… en raison de sa forme » (pt. 41).
Pour la Cour suprême, l’analyse de la cour d’appel est « tout à fait juste » (pt. 37). L’impression faite par le modèle de la valise Trunki présente dès lors une « différence significative » par rapport à celle faite par la Kiddee Case qui ressemble « à un insecte avec des antennes ou à un animal avec des oreilles » (pt. 21).
B.- Au sujet de l’ornementation
Pour la cour d’appel, l’ornementation de la Kiddee Case « affect(ait) de manière significative la façon dont la forme elle-même frappe l’œil » (pt 47). Et le premier juge n’aurait donc pas dû éliminer cette considération. Par exemple, dans la version Tigre de la valise Kiddee, « les rayures sur les flancs et les moustaches de chaque côté du nez informent immédiatement l’utilisateur averti qu’il s’agit d’un tigre avec des oreilles » (pt 47). « Ce n’est manifestement pas un animal à cornes », avait conclu la cour. Même chose pour la version Coccinelle : « je crois », dit le juge d’appel, « que l’impression créée par la forme est clairement influencée par les deux tons de couleur sur le corps et les taches sur le flanc » (pt 47). En effet, « en conséquence, elle ressemble à une coccinelle et les poignées sur le front ressemblent à des antennes ».
D’où l’impression globale « complètement différente » par rapport à celle de la valise créée par la valise Trunki. Celle-ci ressemble à un animal à cornes non seulement par sa forme, on l’a vu, mais aussi « parce que ses flancs et sa face avant ne sont pas ornés d’images qui (…) interfèrent avec l’impression créée par la forme » (pt 41). Elle est plus sobre, en quelque sorte, et cette sobriété influe sur l’impression créée.
Les juges s’étaient ici référés à l’arrêt Samsung c/ Apple, très remarqué (Court of Appeal of England and Wales, 18 oct. 2012 : [2012] EWCA Civ 1339). La cour d’appel avait alors jugé que la tablette Galaxy de Samsung produisait une impression d’ensemble différente de celle d’Apple, en raison de l’ornementation. Une différence pertinente venait en effet de ce que la tablette de Samsung était ornée avec sa marque, tandis que celle d’Apple n’avait pas d’ornementation.
Suffit-il dès lors de rajouter une ornementation de surface pour échapper aux sanctions ? Ce serait inquiétant, car le déposant ne peut pas enregistrer l’infinité des décorations possibles par précaution ! Mais ce n’est pas si simple. Encore faut-il que l’impression globale diffère, ce qui est une question essentiellement factuelle. Ici, grâce aux décorations, chacune des versions des valises Kiddee Case évoque un animal différent (un tigre, une coccinelle, etc.). Le design est « doux », « arrondi » et « évocateur d’un insecte avec des antennes ou d’un animal avec des oreilles tombantes » (pt 53). Au contraire, le modèle Trunki présente « un design profilé et stylisé » qui crée l’impression d’un animal à cornes (pt 53). Autrement dit, l’absence d’ornementation renforce l’impression d’un animal à cornes.
Là encore, la Cour suprême confirme : le premier juge aurait dû tenir compte de l’absence d’ornementation. La critique formulée par la cour d’appel est donc « correcte, même si elle est mineure » ; en fait, elle « renforce simplement la première critique » (pt. 49).
C.- Au sujet du contraste de couleurs
Enfin, last but not least, la cour d’appel avait pris position sur l’importante question de la couleur. On sait qu’un enregistrement en noir et blanc, par un dessin au trait, couvre en principe toutes les couleurs et combinaisons de couleurs. Dans ce cas, la couleur ne doit pas entrer en ligne de compte dans la comparaison des modèles. Le juge avait cité ici une décision Procter & Gamble (England and Wales High Court, 13 déc. 2006 : [2006] EWHC 3145 (Ch)). Mais quid si, comme en l’espèce, une représentation plus subtile comporte divers niveaux de gris formant un contraste de couleurs ?
Pour la valise Trunki, l’enregistrement révèle en effet un contraste de couleurs entre les roues foncées et le corps clair. Pour la cour d’appel, le premier juge a donc également fait erreur en omettant de tenir compte de ce contraste. C’est « une caractéristique assez frappante du DMCE et elle n’est tout simplement pas présente dans le modèle litigieux » (pt 48).
La Cour suprême confirme à nouveau : « le DMCE porte non seulement sur une forme, mais aussi sur une forme avec un contraste de deux couleurs » ; le premier juge « avait donc tort de considérer qu’il ne portait que sur la forme » (pt. 53).
3.- La rigidité de la solution retenue
La représentation du modèle acquiert alors une importance décisive. Et les modalités choisies lors de l’enregistrement aussi. En l’espèce, la représentation consistait en une image sophistiquée, réalisée par un logiciel de dessin assisté par ordinateur (DAO) qui permet un rendu 3D. Or on peut déduire de la décision Trunki qu’une représentation 3D réalisée par ordinateur avec divers niveaux de gris peut contribuer à créer une certaine impression globale. La cour d’appel avait bien distingué ce type de représentation du simple dessin au trait (pt 41). La Cour suprême enfonce le clou en notant que « chaque DMCE devant être interprété dans son contexte » : « contrairement à un dessin assisté par ordinateur, un dessin au trait sera plus aisément interprété comme n’excluant pas l’ornementation » (pt. 46).
La solution aurait donc peut-être été différente si un dessin au trait avait été enregistré. Et l’étendue de la protection aurait peut-être été plus ample. Voilà qui suggère de préférer le dessin au trait… old school. Et même plusieurs dessins !
Mais l’interprétation du juge anglais conduit dès lors à une certaine rigidité. Et cette rigidité est renforcée par son choix d’examiner la contrefaçon par la seule référence à l’enregistrement, sans tenir compte du produit vendu. Certes, l’examen doit s’opérer avec l’enregistrement et non avec le produit lui-même. Dans l’affaire de l’iPad, le juge néerlandais a par exemple jugé dans ce sens (CA La Haye, 24 janv. 2012, 396957/KG ZA 11-730, Apple c/ Samsung : Propr. industr. 2013, chron. 1, § 31, par T. de Haan). En accord avec la Cour de justice (CJUE, 20 oct. 2011, aff. C-281/10 P, PepsiCo Inc, pts 73 et 74 : Propr. industr. 2011, comm. 93, note J.-P. Gasnier)… Mais cette dernière a pris soin d’ajouter que « toutefois, dans la mesure où, en matière de dessins ou modèles, la personne qui procède à la comparaison est un utilisateur averti qui […] se distingue du simple consommateur moyen, il n’est pas erroné de prendre en compte, lors de l’évaluation de l’impression globale des dessins ou modèles en cause, les produits effectivement commercialisés et correspondant à ces dessins ou modèles » (pt. 73). C’est un plus. Et ce plus fait toute la nuance qui manque peut-être à l’arrêt de la Cour suprême… Le droit des dessins et modèles protège l’apparence des produits. Il « n’est pas un droit désincarné », comme l’écrit très justement Jean-Pierre Gasnier, mon excellent co-titulaire de rubrique (note sous CJUE, 20 oct. 2011, préc.) !
4.- En conclusion
Le droit des dessins et modèles ne protège pas les idées. La Cour suprême conclut en exprimant sa « sympathie pour Magmatic et M. Law », et ajoute que « la valise Trunki est une idée brillante » (pt. 57). On ne verrait pas la Cour de cassation communiquer ainsi ! Mais la Supreme Court rappelle aussi que « le droit des dessins et modèles protège des modèles, non des idées » (pt. 57).
Certes, on pourrait critiquer l’impunité du vol du concept… d’autant qu’en l’espèce, le fabricant de la Kiddee Case a clairement reconnu s’être inspiré de la Trunki et de cette idée géniale de valise-porteur. Souvenez-vous de l’affaire du père Noël grimpeur… dont le modèle a été invalidé (CA Versailles, 12e ch., 7 sept. 2000 : PIBD 2000, n° 709, III, p. 598). Le père Noël appartient à tout le monde ; les copies chinoises bon marché ont envahi le marché… Mais d’un autre côté, on peut se réjouir que l’on puisse toujours s’inspirer d’une idée, laquelle n’est pas protégeable par le droit de la propriété intellectuelle. Cette exclusion des idées ressort d’un choix de favoriser leur circulation.
Se tourner vers la concurrence déloyale ? Le créateur ne peut dès lors lutter contre les reprises qu’en agissant sur le fondement de la responsabilité civile (concurrence déloyale, parasitisme). Et encore, tout dépend des pays ! En Europe, alors que certains pays disposent d’une théorie de la concurrence déloyale très efficace (France, Allemagne), d’autres en sont dépourvus ou presque (Royaume-Uni, justement). Le droit de la concurrence déloyale n’est pas harmonisé. Les Anglais préfèrent les avantages d’un système privilégiant la liberté du commerce et pensent que l’innovation peut en être stimulée. Ils estiment aussi qu’il importe de préserver la liberté du consommateur. Celui-ci doit pouvoir opter pour des produits bon marché, fabriqués en terres lointaines, et plus ou moins ressemblants avec le produit « de luxe ». C’est un choix de politique juridique.
À lire à la revue Propriété industrielle !
Référence : Affaire Trunki : la UK Supreme Court se prononce sur l’appréciation de « l’impression globale (United Kingdom Supreme Court, 9 mars 2016, Magmatic Ltd c/ PMS International Ltd : [2016] UKSC 12) : Propriété industrielle n° 5, mai 2016, comm. 39, note Laure MARINO.
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