14/08/2014

Piratage


« Chaque mot est un préjugé ».
 Nietzsche

Piratage, n. m., du grec peiratês, « brigand, pirate », littéralement « risque-tout ». Métaphore symbolique qui désigne, notamment, le téléchargement illégal d’œuvres protégées. Synonyme : Piratage numérique. Voir aussi : Contrefaçon, Contrefaçon numérique, Contrefaçon sur internet.
 
I. Piratage ! D’emblée, le mot divise. D’un côté, les politiques, les lobbyistes, les avocats et leurs clients l’utilisent volontiers pour stigmatiser le « fléau ». Ainsi, en Suède, dès 2001, les majors initient la création de l’Antipiratbyrån (Bureau anti-piratage) afin de lutter contre le piratage. En France, quelques années plus tard, Denis Olivennes, ancien directeur de la FNAC, publie un opuscule intitulé La gratuité, c’est du vol. Quand le piratage tue la culture [1]. L’OCDE publie un rapport sur l’Impact économique de la contrefaçon et du piratage [2]. Les autorités européennes n’hésitent pas, elles non plus, à utiliser le terme piratage [3]. Tout comme le législateur français : « Lorsque les personnes visées au 1 du I de l’article 6 [les fournisseurs d’accès à internet] invoquent, à des fins publicitaires, la possibilité qu’elles offrent de télécharger des fichiers dont elles ne sont pas les fournisseurs, elles font figurer dans cette publicité une mention facilement identifiable et lisible rappelant que le piratage nuit à la création artistique » [4]. À Paris, début 2012, le président Nicolas Sarkozy s’est réjoui de la fermeture de Megaupload en déclarant : « La lutte contre les sites de téléchargement direct ou de streaming illégaux, qui fondent leur modèle commercial sur le piratage des œuvres, constitue une impérieuse nécessité pour la préservation de la diversité culturelle et le renouvellement de la création ». Au même moment, à Washington, le projet de loi SOPA (Stop Online Piracy Act) était examiné par la Commission des lois de la Chambre des représentants. Le terme piratage renvoie ici à la violence, à la débauche, au pillage et au crime. Il s’agit d’éviter la banalisation du téléchargement illicite et d’empêcher qu’il soit perçu comme une forme socialement acceptable de contrefaçon. Le terme est choisi pour sa connotation dramatique. Rappelons-nous le cruel capitaine Flint dans L’île au Trésor, avec sa jambe de bois et son crochet. Imaginons l’effrayant Barbe Noire, voleur des mers, sillonnant les Antilles. Tremblons.

Curieusement, à l’opposé, d’autres politiques, d’autres lobbyistes, d’autres avocats et d’autres clients utilisent également volontiers le terme piratage, mais cette fois-ci pour vanter le phénomène. En Suède, en 2003, les militants du libre partage des fichiers en peer to peer créent le Piratbyrån (Bureau du piratage), en réaction à l’Antipiratbyrån. Le jeu de mots est habile. Quelques mois plus tard, un sous-groupe du Piratbyrån crée un site d’échange de fichiers BitTorrent qui deviendra très populaire : The Pirate Bay. C’est un énorme succès, spécialement auprès des jeunes. Dans la foulée, en 2006, le Piratpartiet (parti pirate) est fondé à Stockholm, puis essaime à travers le monde. Ce mouvement milite pour une réforme radicale du droit d’auteur. Dans le même temps, en France, Florent Latrive, journaliste à Libération, publie Du bon usage de la piraterie [5]. Le terme piratage renvoie ici à l’aventure, au combat pour la liberté et contre les lois injustes. Il est choisi pour son registre glamour et rebelle tout à la fois. Que l’on songe à Jack Sparrow (Johnny Depp), dans Pirates des Caraïbes. Le pirate est charismatique. Il a du style. Il est aussi débrouillard, malin et astucieux. Tous les adolescents se voient comme Jack Sparrow. Tous lisent One Piece, un manga sur les pirates qui leur rappelle peut-être le temps, pas si lointain, où ils se déguisaient en pirates pour la fête de l’école. On est fier d’être un pirate. Le pirate séduit, même s’il est terriblement égoïste.

Dès lors, ce qui est vraiment spectaculaire, c’est le double registre du terme piratage, capable de projeter une image négative ou positive selon les discours. L’arme verbale utilisée par les adversaires du piratage s’est retournée contre eux. Ils sont les arroseurs arrosés, victimes d’une métaphore !

Mais le mot n’a pas fini de nous surprendre, car certains farouches partisans du partage et du téléchargement libre sont opposés à l’usage du terme piratage. C’est le cas de Richard Stallman, informaticien et célèbre maître à penser du logiciel libre, qui estime que « le terme est utilisé par les maisons de disques pour diaboliser le partage et la coopération en les comparant à l’enlèvement, au meurtre ou au vol » [6]. Pour couronner le tout, certains détracteurs du piratage sont également opposés à l’usage du terme. En effet, pourquoi utiliser le terme juridiquement impropre de piratage pour parler de contrefaçon ? Le mot est flou et manque de précision scientifique. Il est plutôt journalistique et sent trop la récupération marketing. Du reste, il est connoté et peut en outre induire en erreur du fait de sa polysémie. Le mot est hétéroclite : piratage numérique (téléchargement illicite, internet piracy), piratage informatique (crack, hacking), piratage économique, piratage aérien...

Ainsi, autant dire que même dans chaque camp, le vocabulaire sème la discorde. La sémantique n’est jamais neutre.

II. L’absence de consensus sur le mot est révélatrice. Elle témoigne de fortes dissensions au sein de la société civile, sur une question qui passionne aujourd’hui de nombreux citoyens et qui n’est plus réservée à quelques spécialistes du droit de la propriété intellectuelle.

L’on pourrait songer à se débarrasser du mot pour éliminer le problème. Mais « le mot “chien” n’a jamais mordu personne », comme l’écrivait de Saussure. Inutile donc d’espérer éviter la morsure du piratage en éliminant le mot. Toute tentative en ce sens serait d’ailleurs illusoire, car les mots sont têtus et ont l’esprit indépendant. L’on ne peut imposer un mot dans le corps social, ou au contraire en limiter l’usage. Le mot blog, par exemple, s’est imposé malgré la recommandation de le nommer « bloc-notes » [7]. Le mot plagiat, quant à lui, se maintient vaillamment aux côtés du plus convenable « contrefaçon ». Et que dire de la fortune du terme parasitisme ! En bref, il vaut mieux s’interroger sur la prégnance d’un terme que se réfugier dans le déni de réalité. Soyons pragmatiques !

En réalité, il y a de fortes chances pour que le mot piratage soit utile à la réflexion. D’abord, le terme est singulier. Le mot contrefaçon aurait pu suffire, mais parler de piratage est plus évocateur. Comme souvent dans le cyberespace, c’est une métaphore maritime : pirate, piratage, piraterie, surfer, navigateur, flux (d’information), streaming, ancre, filtre, phishing (hameçonnage), eBay, débit (haut débit). Même le blog a des sources nautiques : c’est la contraction de web et de log (qui désignent les journaux de bord de la marine). Les métaphores sont précieuses pour désigner des phénomènes nouveaux. Et les métaphores maritimes sont bien adaptées pour suggérer l’immensité, le mouvement, le mystère d’internet. La mer, cette immense étendue ! Et la mer, ce symbole biblique de la création ! C’est sans doute pourquoi ces métaphores (voire ces catachrèses !) ont du succès et se répandent très rapidement d’un pays à l’autre. Au demeurant, le mot piratage bénéficie de l’atout supplémentaire de pouvoir être traduit dans de nombreuses langues sans que sa racine étymologique ne change : piracy en anglais, piraterie en allemand, piratería en espagnol, pirateria en italien, pirataria en portugais, piraterij en néerlandais, piractwem en polonais, piratare en roumain, piratkopiering en danois et en suédois, pirátství en tchèque, piratstvo en slovène, etc. Voilà une sorte d’esperanto fascinant qui se comprend presque partout, avec un symbolisme juridique qui se comprend presque partout. C’est important pour un phénomène internet, par nature mondial. Last but not least, le terme piratage est simple et court, si on le compare à contrefaçon, contrefaçon numérique ou encore contrefaçon sur internet. Nul doute aussi qu’il est pédagogique.

Or si le terme est singulier, c’est que le phénomène est singulier. Le piratage est une contrefaçon numérique (contrefaçon sur internet), souvent domestique (contrefaçon à échelle non commerciale) et massive (contrefaçon de masse). En pratique, elle est assez souvent commise par des mineurs. Terme singulier, phénomène singulier... Alors, les règles qui régissent le piratage doivent-elles être également singulières, spécifiques ou infléchies ? Probablement : traitons différemment les choses différentes. Des solutions existent sans doute, qu’elles soient contractuelles ou légales. L’on pourrait développer les accords contractuels entre les plateformes de téléchargement et les ayants droit, afin d’élargir l’offre légale. L’on pourrait adoucir et adapter les peines, afin que la loi soit effectivement et intelligemment appliquée. Avant toute prise de décisions politiques et juridiques, et pour faciliter la réflexion, il faudrait commencer par analyser et apaiser les querelles sur le mot : « au commencement était le verbe ». Ensuite, le droit de la propriété intellectuelle deviendrait créatif pour relever le défi des nouvelles technologies et s’adapter à son siècle.



[1] Éd. Grasset, 2007
[2] The Economic Impact of Counterfeiting and Piracy, 2007.
[3] Exemple de la communication de la Commission européenne, 24 mai 2011, COM(2011) 287 final.
[4] Loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique, art. 7.
[5] Éd. Exils, 2004.
[6] « The term "piracy" is used by record companies to demonize sharing and cooperation by equating them to kidnaping, murder and theft », Ending the War on Sharing, 2009.
[7] JORF, 20 mai 2005.

Mélanges en l’honneur du Professeur Joanna Schmidt-Szalewski


Références : Laure MARINO, Piratage, in Le blog de Laure Marino, http://lauremarino.blogspot.com/2014/08/piratage.html, 14 août 2014.

Ce billet a été initialement publié dans l’ouvrage Le droit de la propriété intellectuelle dans un monde globalisé, Mélanges en l’honneur du Professeur Joanna Schmidt-Szalewski, LexisNexis, coll. CEIPI, 2014, p. 233 ; il est ensuite paru à la Semaine juridique, édition générale, n° 12, 24 mars 2014, Libres propos 328.


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1 commentaire:

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