04/11/2015

Droit des dessins et modèles : ouvrez vos parapluies !

Le parapluie Senz : « ne pique pas les yeux, ne mouille pas les cheveux » (vu sur le blog Loisirs 3000)
Le 21 mai 2015, le tribunal de l’Union européenne a rejeté la demande en nullité de dessins et modèles représentant des parapluies (Trib UE, 5e ch., 21 mai 2015, aff. jointes T‑22/13et T‑23/13, Senz Technologies BV c/ OHMI et Impliva BV). Cette décision Senz est intéressante à double titre : elle éclaire la notion de divulgation, en nous conduisant à penser que les déposants de DMC sont censés connaître les design patents américains publiés et donc divulgués sur le site de l’USPTO (United States Patent and Trademark Office), au moins jusqu’à preuve du contraire ; elle revient aussi sur la condition de caractère individuel et l’impression globale sur l’utilisateur averti, en jugeant que les dessins et modèles communautaires produisent ici une impression globale différente par rapport au design patent antérieur et qu’ils ont donc un caractère individuel.
 

L’affaire prend source dans une demande en nullité. Arguant d’un défaut de caractère individuel, une entreprise néerlandaise dénommée Impliva conteste la validité de deux dessins et modèles communautaires (DMC) déposés par Senz Technologies, une autre société néerlandaise. Ces DMC représentent des parapluies et ont été enregistrés en 2006.

 
 
 
Dessins et modèles communautaires déposés par Senz Technologies et enregistrés en 2006 
                                                    

En 2010, la division d’annulation de l’OHMI accueille la demande en nullité. Senz forme alors un recours, mais la chambre de recours confirme l’annulation des DMC deux ans plus tard. En effet, ces DMC produiraient sur l’utilisateur averti la même impression globale qu’un certain nombre de parapluies de forme identique ou similaire qui ont fait l’objet de dessins ou modèles enregistrés et divulgués au public antérieurement. La preuve ? Un « brevet » américain enregistré dix ans auparavant... et publié sur le site Internet de l’USPTO. 

 
 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
« Brevet » américain enregistré en 1996 et publié sur le site de l’USPTO
 
Senz forme alors un nouveau recours devant le Tribunal de l’Union européenne. Et c’est un succès ! Les juges européens rejettent la demande en nullité des dessins et modèles de Senz et annulent la décision de la chambre de recours de l’OHMI. Certes, un « brevet » américain a bien été divulgué antérieurement… Mais les dessins et modèles communautaires produisent une impression globale différente par rapport au « brevet » antérieur et ils ont donc un caractère individuel.

1. Divulgation antérieure d’un « brevet » sur le site américain de l’USPTO


La divulgation, notion clé.- La divulgation est devenue le pivot central du système européen de protection des dessins et modèles, en même temps qu’une date clé. Elle permet de contrôler la nouveauté et le caractère individuel, qui sont les deux conditions de protection des dessins et modèles en Europe.
Or le règlement sur les dessins ou modèles communautaires  précise qu’un DMC « est réputé avoir été divulgué au public s’il a été publié (…), ou exposé, utilisé dans le commerce ou rendu public de toute autre manière [avant la date de dépôt de la demande], sauf si ces faits, dans la pratique normale des affaires, ne pouvaient raisonnablement être connus des milieux spécialisés du secteur concerné, opérant dans la Communauté » (RDMC, art. 7, §1). La divulgation participe donc d’une fiction juridique : le DMC est « réputé avoir été divulgué ». Et surtout, c’est une notion relative : elle ne compte pas en tant que telle ; elle est conditionnée ; elle ne compte qu’autant que ses faits constitutifs peuvent « raisonnablement être connus des milieux spécialisés du secteur concerné, opérant dans la Communauté ».
Le « brevet » américain pouvait-il être connu des milieux spécialisés du secteur concerné, opérant au sein de l’Union ?.- On peut dès lors poser la question pertinente : le « brevet » américain pouvait-il être connu des milieux spécialisés du secteur concerné, opérant au sein de l’Union ?
Petite parenthèse : si je mets le terme « brevet » en italiques, c’est qu’il ne s’agit pas d’un vrai brevet. Aux États-Unis, la protection de ce que nous appelons les dessins et modèles est intégrée au droit des brevets, sous l’intitulé design patent (que l’on peut traduire par « brevet de dessins et modèles »). Mais malgré cette différence sémantique, le design patent est exactement l’équivalent de nos dessins et modèles, car ce qui est alors protégé, c’est bien l’apparence d’un produit. Fin de la parenthèse.
Ce qu’on apprend sur la divulgation.- Puisque la société Senz contestait la divulgation, c’était à elle de prouver que les milieux spécialisés du secteur concerné ne pouvaient pas, en l’espèce, prendre connaissance de la publication du brevet antérieur sur le site Internet de l’USPTO. Preuve difficile ! Le tribunal conclut d’ailleurs que cette preuve n’est pas rapportée en l’espèce et estime donc que le « brevet » a bien été divulgué.
Par conséquent, si l’on extrapole, tous les déposants de DMC sont censés connaître les design patents américains publiés sur le site de l’USPTO, au moins jusqu’à preuve du contraire. Comme cette preuve sera très difficile à rapporter, on leur conseillera vivement de consulter en ligne le registre américain avant tout dépôt. Il semble d’ailleurs tout naturel que les milieux spécialisés procèdent à de telles recherches. Il ne s’agit pas de trouver un gobelet gallo-romain exposé au fin fond d’un musée ou une antiquité maya retrouvée au fin fond d’une contrée… Comme le dit le tribunal, « un dessin ou modèle ne peut pas être réputé être connu dans la pratique normale des affaires si les milieux spécialisés du secteur concerné ne pourraient le découvrir que par hasard ». Il s’agit ici de consulter l’un des registres le plus important et le plus connu du monde !

2. Impression globale différente sur l’utilisateur averti et caractère individuel


Une impression globale différente.- Mais si Senz succombe sur le terrain de la divulgation, il vainc sur la condition de caractère individuel. Le « brevet » américain a été divulgué antérieurement, mais les dessins et modèles communautaires ont un caractère individuel par rapport à lui. Pour le tribunal, ils produisent en effet sur l’utilisateur averti une impression globale différente.
Pour parvenir à cette conclusion, le tribunal revient sur la condition de caractère individuel, qui repose sur la différence subjective entre le dessin ou modèle concerné et les dessins et modèles antérieurement divulgués.
La comparaison des impressions globales.- Le tribunal se livre donc à la comparaison des impressions globales produites par le « brevet » antérieur et les dessins ou modèles contestés, et cela sous tous les angles. Il semble effectivement « logique », comme le dit le tribunal, « qu’un utilisateur visualise un produit sous plusieurs perspectives ». Ainsi, les vues du dessus des parapluies comportent selon lui des différences. Les vues latérales des toiles comportent également des différences significatives, de même que les vues du dessous.
Il ne faut en effet pas s’arrêter à l’asymétrie caractéristique de ces parapluies. Pour le tribunal, l’asymétrie n’est pas le point dominant du « brevet » et des dessins et modèles en cause. En effet, cette asymétrie ne serait fortement perçue que si la comparaison s’effectuait par rapport à un modèle de parapluie normal, symétrique. Mais tel n’est pas le cas : « lorsque deux parapluies asymétriques doivent être comparés, le seul fait qu’ils possèdent tous deux une asymétrie n’exclut pas que l’impression globale produite par ces parapluies puisse être différente ».  
Confucius disait qu’une image vaut mille mots. Un dessin ou modèle aussi !

 
 
À lire en intégralité à la revue Propriété industrielle !
 
 
 



Référence : Affaire Senz : ouvrez vos parapluies ! (note sous Trib UE, 5e ch., 21 mai 2015, aff. jointes T‑22/13 et T‑23/13, Senz Technologies BV c/ OHMI et Impliva BV [parapluies]), Propriété industrielle n° 7-8, juill.-août 2015, comm. 54,  note Laure MARINO.

 

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