[Dessin par Deligne. Source : La Croix]
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Le 2 octobre 2014, je participais à un passionnant Forum Légipresse dont je vous ai déjà parlé sur ce blog. Ma mission : présenter ma vision de l'arrêt Google Spain qui n'avait alors que 4 mois (CJUE, gr. ch., 13 mai 2014, aff. C-131/12). Voici le texte intégral de ma présentation orale, également publié dans la revue Légicom. La vidéo est sur YouTube ;-)
1.- Hier, on m’a dit : « le monde est mal fait ! Certains font tout pour se faire remarquer et d’autres voudraient qu’on les oublie ». Voilà !, ce que j’aime avec le droit à l’oubli numérique, c’est que tout le monde a quelque chose à dire sur le sujet ! Ce n’est plus réservé à quelques spécialistes. La question captive aujourd’hui la société civile. Le terme est désormais familier, spécialement depuis le fameux arrêt Google Spain, très remarqué, très important… car, dans cette décision, la Cour de justice de l’Union européenne a consacré une certaine forme de « droit à l’oubli » numérique (). Et elle a rendu cet arrêt en grande chambre, solennellement. C’était le 13 mai 2014.
2.- Qu’a dit la cour ? Qu’à certaines conditions, une personne – c’est-à-dire une personne physique – peut s’adresser à un moteur de recherche pour qu’il supprime de la liste des résultats des liens obtenus en tapant son nom, lorsque ces liens dirigent vers des pages web contenant des données personnelles. Et que si les conditions sont remplies, le moteur de recherche doit accéder à sa demande, et cela même si les pages restent actives. Eh oui, il faut bien comprendre que la page ne disparaîtra pas : elle sera juste inaccessible à partir du nom de la personne. Concrètement, la décision conduit à un droit au déréférencement.
3.- Cela dit, l’arrêt a immédiatement déchaîné les passions. D’autant que la Cour a pris, en partie, le contrepied des conclusions de l’avocat général. Et une fracture s’est creusée entre les pour et les contre. Alors pour présenter ici la décision, je souhaite montrer ce qui fait débat, mais aussi chercher ce qui permettrait d’avancer dans la discussion… Je me concentrerai pour cela sur les deux points les plus clivants : le rôle régulateur assigné aux moteurs de recherche, d’une part, et la délicate balance des droits fondamentaux en présence, d’autre part.
I/ Le rôle régulateur assigné aux moteurs de recherche
J’aborderai tout d’abord le rôle régulateur assigné aux moteurs de recherche. Cela entraîne deux mutations : mutation de la responsabilité et mutation du pouvoir de rendre justice.
A/ La mutation de la responsabilité
4.- Commençons par la mutation de la responsabilité. Le déréférencement dont il est question doit être mis en œuvre par les moteurs de recherche. Dès lors, la consécration d’un droit au déréférencement déplace mécaniquement le centre de gravité de la responsabilité vers les moteurs de recherche.
Cet effacement des résultats est fondé sur l’interprétation de la directive de 1995 sur la protection des données personnelles (Directive 95/46/CE). Il est bien différent de l’effacement des données à la source. La consécration d’un véritable « droit à l’effacement » sur le site source est prévue par le règlement européen sur la protection des données, qui en cours de discussion (Résolution législative du Parlement européen du 12 mars 2014, art. 17 et consid. 53 et 54). Aux États-Unis, elle est également organisée par la « loi gomme » (erase law) du 23 septembre 2013, qui autorise les jeunes californiens à effacer chacune des traces numériques laissées avant leurs 18 ans, en obtenant un retrait sur simple demande au site (le dispositif entrera en vigueur en 2015).
5.- Un droit au déréférencement, donc. Et avec ce droit au déréférencement, la responsabilisation des moteurs entraîne par conséquent une certaine déresponsabilisation des éditeurs. La Cour de justice le dit bien : si l’on souhaite faire jouer le droit au déréférencement en s’adressant au moteur de recherche, il n’est pas nécessaire de faire supprimer l’information au préalable à la base, dans le site source (pt. 82). Pas de principe de subsidiarité. On peut le regretter. L’éditeur du site n’est plus en première ligne, alors que c’est sans doute sa place naturelle. Et par ailleurs, la responsabilisation des moteurs conduit aussi, sans doute, à une certaine déresponsabilisation des personnes elles-mêmes...
6.- Pour autant, les avis sont partagés sur cette responsabilisation des moteurs. On peut penser que leur rôle technique leur confère un pouvoir, et que le pouvoir ne peut aller sans responsabilités. Vous aurez noté la discrète référence à Spiderman… et aussi au tout récent rapport du Conseil d’État sur le numérique (Étude annuelle 2014 du Conseil d'Etat, Le numérique et les droits fondamentaux, La doc. française, sept. 2014, p. 215 et s., spéc. p. 216). À l’inverse, on peut penser que l’éditeur doit demeurer en première ligne, car c’est sa place naturelle. Exemple typique d’une divergence irréconciliable !
Pour sortir de l’impasse, je crois qu’il faudrait convoquer le droit comparé, et aussi l’économie, la sociologie, la psychologie, la technique… Il me semble que la réflexion n’est pas assez pluridisciplinaire. La mutation de la responsabilité mérite une analyse extra-juridique. Et nous pourrons faire le même constat avec la mutation du pouvoir de rendre justice.
B/ La mutation du pouvoir de rendre justice
7.- La mutation du pouvoir de rendre justice est la seconde conséquence de ce rôle régulateur qui pèse désormais sur les moteurs de recherche. C’est en effet aux moteurs que la personne va envoyer une demande de déréférencement, et ce sera à eux de décider s’ils donnent suite… La Cour estime qu’ils sont bien « responsables d’un traitement de données personnelles », au sens de la directive de 1995 sur la protection des données personnelles, transposée en France par la loi Informatique et libertés.
Heureusement, l’arrêt donne quelques pistes aux moteurs. Le déréférencement est justifié lorsque les « données sont inexactes ». Elle l’est aussi si elles sont « inadéquates, non pertinentes ou excessives au regard des finalités du traitement ». Et enfin si elles ne sont pas mises à jour ou qu’elles sont conservées pendant une durée excessive « à moins que leur conservation s’impose à des fins historiques, statistiques ou scientifiques ». Toutefois, ajoute la CJUE, le déréférencement ne sera pas légitime dans certains « cas particuliers » liés à « la nature de l’information » et à « sa sensibilité pour la vie privée de la personne » ainsi qu’à « l’intérêt du public à disposer de cette information ». Ce qui est particulièrement important, c’est que l’intérêt du public peut varier « en fonction du rôle joué par cette personne dans la vie publique ». Eh bien, tout cela n’est pas si facile à apprécier…
8.- Alors, là encore, la solution divise. Et là encore, la réflexion manque de pluridisciplinarité.
Sur le terrain juridique, la critique la plus intéressante est que c’est une lourde responsabilité pour un acteur privé et que cette privatisation peut paraître inquiétante. C’est aussi mon point de vue. On pourrait préférer que la CNIL prenne la décision. On pourrait aussi penser que c’est le rôle du juge, et cela d’autant plus qu’il s’agit de manier des droits fondamentaux.
Nous voilà conduits à la délicate question de balance des droits fondamentaux en présence.
II/ La délicate balance des droits fondamentaux en présence
Poursuivons donc sur cette balance. Les droits fondamentaux en présence sont le droit au respect de la vie privée et le droit à la liberté d’expression. Alors on pressent que les risques de censure vont être plus particulièrement soulignés.
A/ Les droits fondamentaux au cœur du raisonnement
9.- Ici, la Cour de justice fait vraiment preuve d’audace avec un raisonnement tout entier basé sur les droits fondamentaux, et avec force recours à la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.
La méthode est très novatrice. Novatrice d’abord parce que la Cour de justice délaisse complètement la Convention européenne des droits de l’homme et la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme ; c’est un penchant naturel vers l’autonomisation du droit de l’Union européenne, mais cela conduit malheureusement à un appauvrissement de la motivation. Et la méthode est novatrice également parce que la Cour interprète ainsi la directive « à la lumière des droits fondamentaux » (pt. 68)
10.- Or il s’agit en l’espèce de mettre en balance le droit au respect de la vie privée et le droit à la protection des données personnelles d’un côté, avec le droit à la liberté d’expression de l’autre (Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, art. 7 et 8 d’une part, art. 11 d’autre part). Point sensible ! C’est justement parce que le « droit à l’oubli » est susceptible d’entraver la liberté d’information que les débats sur son éventuelle consécration par le futur règlement européen sont si vifs. La Cour de justice a donc pris parti dans un contexte très polémique.
Dans le futur, sa solution pourrait être confortée par le futur règlement, lui-même galvanisé par cette audace… ou elle pourrait au contraire être brisée. Une chose est sûre, elle aura un impact sur les futurs débats et votes.
En réponse, très concrètement, Google a lancé fin mai 2014 un formulaire « droit à l’oubli » qui permet de faire une demande. Dès le premier jour, 12 000 requêtes étaient déjà enregistrées ! On en est aujourd’hui à plus de 135 000 demandes (ce chiffre correspond au bilan de fin septembre 2014).
11.- Mais sur le terrain du droit, il fallait s’attendre à de multiples réactions critiques par voie de presse, celle de Google bien sûr, mais aussi de Wikipédia, de Reporters sans frontières, de La Quadrature du net, etc. Les risques de censure sont pointés du doigt.
B/ Les risques de censure
12.- Ce sont justement ces risques de censure que je souhaite aborder pour finir.
Que dit la Cour de justice ? Je cite l’arrêt : « dans la mesure où il ne semble pas exister, en l’occurrence, de raisons particulières justifiant un intérêt prépondérant du public à avoir, dans le cadre d’une telle recherche, accès à ces informations (…), la personne concernée peut (…) exiger la suppression desdits liens de cette liste de résultats » (pt. 98). La balance pencherait alors en faveur de l’oubli.
La Cour de justice précise que tel sera probablement le cas « en règle générale » dans les hypothèses du genre de celles qui ont conduit à cet arrêt. En l’espèce, il s’agissait d’une demande de déréférencement d’une page web publiée par le quotidien espagnol La Vanguardia en 1998. Le journal y annonçait la vente aux enchères d’un immeuble saisi à Mario Costeja González en paiement de ses dettes (c’était une annonce légale). Voilà de quoi entacher l’e-réputation de l’intéressé ! Et de quoi le décider en 2010 - 12 ans après donc - à se tourner vers la « CNIL » espagnole pour obtenir l’oubli. Ses dettes étaient désormais réglées depuis bien longtemps !
13.- Mieux encore, la Cour revient sur le délicat équilibre à trouver entre la vie privée des personnes et la liberté d’information des internautes. Je la cite à nouveau : « si, certes, les droits de la personne (…) prévalent également, en règle générale, sur ledit intérêt des internautes, cet équilibre peut toutefois dépendre, dans des cas particuliers, de la nature de l’information en question et de sa sensibilité pour la vie privée de la personne concernée ainsi que de l’intérêt du public à disposer de cette information, lequel peut varier, notamment, en fonction du rôle joué par cette personne dans la vie publique » (pt. 81).
La solution est fine et nuancée : la mise en ligne de certaines informations perdrait sa justification avec le temps, sauf dans certains « cas particuliers » où l’intérêt des internautes prévaudrait, en même temps que la liberté d’information. Et la Cour de justice précise, ce qui est particulièrement important, que cet intérêt des internautes « peut varier, notamment, en fonction du rôle joué par cette personne dans la vie publique ». Le « notamment » indique que d’autres critères pourraient être utilisés, mais la Cour met en avant le « rôle joué par (…) [la] personne dans la vie publique ». Elle entend sans doute valoriser cette soupape de sécurité, qui paraît pertinente, logique et pleine de bon sens.
14.- Pour autant, le « rôle joué par (…) [la] personne dans la vie publique » est un critère assez mystérieux. D’où vient-il ? Est-ce une variation du critère de la « contribution au débat d’intérêt général » (CADIG) promu par la Cour EDH ? C’est en outre un critère nouveau et donc encore flou. Comment les CNIL et les tribunaux l’interprèteront-ils ? Et surtout, comment Google et les autres moteurs de recherche mettant en place un formulaire « droit à l’oubli » l’appliqueront-ils ? De plus, le critère sera peut-être compris de façon très différente suivant les États. Dans certains pays, comme la France, le poids de la forte protection de la vie privée risque de peser. Qu’est-ce qu’un rôle dans la vie publique ? Qu’est-ce que la vie publique ? Qu’est-ce que la vie ? Là, je plaisante !
On gagnerait encore à ouvrir les débats grâce au droit comparé et aussi grâce à l’économie, la sociologie, la psychologie, la technique, etc. Par exemple, le droit comparé nous confronterait à une conception américaine absolutiste de la liberté d’expression… et ce n’est pas inutile de voir ce qui se passe ailleurs dans un contexte mondialisé comme l’est celui d’internet. Certes, l’arrêt Google Spain ne bénéficie qu’aux citoyens des 28 États membres de l’Union européenne (sans condition de nationalité), et pas aux autres. Mais la Toile s’étend au-delà !
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- Référence : Laure MARINO, "La consécration par la CJUE d’un droit de déréférencement par les moteurs de recherche : principe, exceptions et mise en œuvre", in Y a-t-il des abus licites de la liberté d’expression ? : Légicom n° 54, 2015/1, p. 91.
- Sur l'arrêt Google Spain, voir aussi ma note parue à la Semaine juridique, édition générale : JCP G, n° 26, 30 juin 2014, 768.
- Et pour compléter, cet entretien accordé au Recueil Dalloz : " Comment mettre en œuvre le « droit à l’oubli » numérique ?", Recueil Dalloz 7 août 2014, n° 29, entretien p. 1680.
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